Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/210

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Comme les hommes sont dissemblables, — si légers, si pesants, si fins, si grossiers, si vulgaires et si dignes jusque dans la mort, que je devinai dans ces cadavres les reconnaissants et les ingrats ! Après chaque sauvetage, je me reposais, mais déjà presque modelée par une demi-heure de contact ou d’étreinte à certaine forme d’homme, désorientée quelques minutes devant le corps suivant, corps habillé alors que l’autre était nu, souple quand l’autre était raide, forçant mes bras et ma piété à épouser vingt formes différentes. Parfois la lune éclairait le noyé, je m’habituais à son visage ; parfois je repêchais un corps dans l’ombre, et plus tard, sur le rivage, je ne le reconnaissais pas, il me semblait venu sans moi. Parfois une vague inattendue poussait le corps, j’avais l’impression qu’il s’aidait… Le soleil revint. À chaque corps retiré de la mer, elle avait changé de couleur,… pourpre à l’avant-dernier, rouge au dernier, et soudain vide de mort, toute bleue. Premier jour cependant où, depuis des années, je ne me baignai pas…

Je les comptai ; j’en trouvai d’abord dix-sept, puis seize ; puis le disparu revint. Les uns avaient