Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/23

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accoudions au belvédère. Nous nous taisions. Parfois un craquement dans un verger, c’était une branche de prunier, surchargée, qui cassait, c’était cent jeunes fruits voués à la mort. Parfois un cri dans un sillon, c’était la musaraigne saisie par la chouette. Une étoile filait. Toutes ces petites caresses d’une mort puérile, ou d’une mort antique et périmée, flattaient notre cœur et lui donnaient une minute son immortalité. Derrière nous, tout le passé du monde s’accumulait soudain, et nous nous arc-boutions à la balustrade pour le contenir, faible barrage. Notre moindre regard retenait en lui tout ce que l’être peut distiller des aventures humaines. En nous bougeaient tous les germes de notre vie future, tous probables, tous contraires, tous désirables ; notre mort prochaine, immédiate, mais enlacée à notre mort lointaine, à notre éternité ; notre cœur toujours calme et notre cœur toujours agité, l’un près de l’autre, se chevauchant comme les visages d’époux royaux sur des médailles ; nos époux, nos amants jouant paisiblement avec notre jalousie féroce, notre confiance aveugle ; ces voyages à Bornéo, ces tempêtes délicieuses, ces beaux naufrages, mais aussi ce séjour bienheureux, immuable, dans Bellac où nous étions nées ; cet étranger brun et chéri auquel nous commandions, impla-