Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/258

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aussi étaient effarés. Aucun n’habitait plus le fond de sa couleur, les ablettes roses sur le corail, les tanches sur les fonds striés, mais ils croyaient à tort gagner la sécurité en changeant de décor, et les dorés étaient sur la nacre, les verts sur le sable blanc. Tous agités d’un mouvement régulier qui les poussait chaque seconde un millimètre en avant, et bientôt en effet, j’entendis le bruit d’un moteur… Trop tard… car, au moment où je prenais pied, je vis un canot à pétrole prendre la passe entre les récifs et piquer justement vers mon île. Je jouais aux quatre coins avec plus que ma vie. Je le regardais partir, pour la première fois haineuse, ruisselante et n’ayant de sec que les yeux… Soudain des larmes en jaillirent…

Un regard d’homme ! J’avais vu un regard d’homme ! Un regard d’homme, sans me voir, comme jadis le réflecteur m’avait touchée ! Sur un visage hâlé, aussi peu habiles à se cacher que tout à l’heure les poissons, deux yeux bleus. C’était tout ; le bord du canot coupait la tête juste au-dessous. Je n’avais pas vu de nez humain, de bouche humaine. Le menton, le cou, les épaules, je n’avais rien vu de tout cela. Mais j’avais vu des sourcils, un front, des oreilles. J’avais vu des cheveux noirs et touffus. Je n’avais pas vu cligner ces paupières, car tout avait été trop