Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/288

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à son front, malade… Sur son visage de métis américain, où chaque trait ancestral prenait successivement le commandement des autres, je le vis Écossais, Juif, Hollandais, Bostonien. Je le vis, car il avait les yeux vairons et les cheveux différents de couleur comme s’il y avait sur son crâne un côté Sud et un côté Nord, selon le profil qu’il m’offrait, roux avec un œil bleu, gris sel avec un œil obscur. Je le vis tendre une main vers son verre, hypocrite, rampante, pour surprendre son verre, saisir une des franges de la nappe et la déchirer peu à peu ; il jetait son pain sous la table, puis, les alluvions se déposant à nouveau, d’un mouchoir humecté il se lavait le menton et les doigts. M. Cazenave qui s’amusait de ma répulsion, me dit que tous comme moi trouvaient Edwin antipathique mais qu’il était un homme de génie, que les légendes de ses dessins étaient célèbres, qu’aucun trône ne résistait à ses caricatures ; que d’ailleurs, quand il était par trop arrogant, il suffisait de lui parler de la mort. Il se taisait aussitôt, il s’enfuyait, comme un couguar auquel on montre une allumette.

Edwin maintenant avait fermé les yeux. Il avait le privilège de s’endormir dès qu’il voulait. Il avait glissé sur sa chaise, sa barbe dépassait, il dormait, avec pour drap une nappe surchargée