Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/64

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çaient à tirer un peu. Plus loin déjà de cette terre que nous touchions du regard que de la terre américaine, nous sentions tous nos arbres d’Europe, les plus touffus encore, visibles, se ranger dans notre mémoire par ordre de grandeur, chêne, orme, peuplier, bouleau, et tous ces sentiments aussi qui poussent sur terre en taillis, amour, amitié, orgueil ; et des animaux français les plus grands aussi étaient ceux dont la pensée nous accompagnait le plus loin, taureaux, chevaux et bœufs, la tête levée pour nous au-dessus de cette eau dont ils ne buvaient pas. Plus loin d’hier que notre plus extrême vieillesse, nous étions attristés. Le jeu était commencé entre des passagers inconnus sur ce pont comme sur une table d’échecs, chacun avançant, suivant la convention imposée par la mer, à petits pas, comme un simple pion, ou par bond comme la reine, ou de biais comme le cheval. Pions aimantés, Nenetza et moi nous courions l’une vers l’autre et nous heurtions à nous faire mal.

Le vent d’ouest souffla deux jours et ce fut mal incliné que le bateau prit le virage d’Europe. Parfois, il s’enfonçait subitement, se relevait, et Mademoiselle lançait au timonier ce regard dont on punit le chauffeur, en auto, qui n’a pas prévu un dos d’âne. Nous avions rejoint dès le premier