Page:Gleason - Premier péché, 1902.djvu/33

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
33
Premier Péché

cadère, s’avança un cortège : une tombe portée par de rudes marins, et suivie par un homme que soutenait un bras ami. Il marchait tête basse, accablé sous le poids d’une terrible douleur, et sur son passage, on s’inclinait aussi, respectueux devant ce deuil saisissant, qui se promenait dans le noir, crêpe de la nature s’épandant sur la mort.

Le pilote avait ôté sa casquette, et penché, il regardait :

— Qui est-ce ? demandai-je bien bas, comme effrayée du bruit de ma voix.

— C’est une jeune fille, me répondit le brave homme d’un ton ému ; et il me donna son nom, un des mieux connus au pays.

— Et c’est son père, termina-t-il en désignant l’homme en noir. Nous suivîmes du regard le triste défilé, impressionnés par ce spectacle auquel la nuit prêtait une note plus sombre, plus morte !

Quelques habitants groupés sur le quai, tête nue, avaient assisté au lugubre départ.

Et nous nous en allions, que je les voyais encore nous suivre des yeux. Eux aussi avaient aimé sans doute la pauvre jeune fille que nous emportions, et par une attention touchante, ils restaient là, à suivre le sillage du bateau ramenant la morte regrettée.

Nous avions gagné le large, le pilote à son poste regardait là-bas ; et toute frissonnante sous le souffle âpre du vent, je m’abandonnai à la poésie nocturne qui émanait du ciel et des flots. Je pensais à la morte qui dormait en bas dans son cercueil, plus blanche que le satin de son oreiller, immobilisée à jamais dans son dernier repos. Pourtant, il faisait si bon de vivre, la nuit avait tant de beautés, le fleuve, tant de caresses, et des rives nous venaient des murmures de vie. C’était bon !

Puis une crainte mordait au cœur, la mort était trop près, nous sentions son haleine glaciale souffler sur notre joie, et c’était terrible de penser à l’au-delà, dans l’insondable d’une nuit opaque. J’avais besoin d’entendre une voix humaine, et je m’approchai du pilote, voulant aussi savoir où l’on avait déposé le cercueil. Je croyais à une chambre mortuaire, et ne voulais pas penser à la tristesse de pauvres tombes à fond de cale. Le brave marin était ému, en me disant qu’il ne pouvait s’habituer à cette mort : — « Pourtant en ai-je transporté des cadavres, dans tous mes voyages, et j’éprouve toujours la même émotion. »

— Quelle douleur pour les parents d’abandonner ainsi leurs aimés, et cela doit leur faire mal au cœur, de ne pas les garder près d’eux ?

— Oui, bien triste, et surtout quand c’est du monde riche ! fit modestement le pilote.

— Comment du monde riche, m’écriai-je, interloquée, — mais les pauvres souffrent tout autant, peut-être plus.