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Premier Péché

solide amitié, et je me rappellerai toujours avec quelle rare bienveillance, il accueillit mes premiers essais. Je tremblais de les lui soumettre, craignant plus que tout au monde sa fine raillerie. Mais j’avais douté de ce grand cœur, il me répondit par une lettre, un véritable petit bijou et que je ne puis lire aujourd’hui sans que les larmes viennent mouiller ce papier où il avait tracé de si délicieuses choses. J’en cite quelques lignes : «  Que je suis content, ma petite, de vous voir venir vous mettre à mes côtés et entrer dans cette voie que j’ai parcourue, qui a bien ses traverses, sans doute, mais qui offre aussi les plus nobles et les plus chères jouissances, qui élève l’esprit et le caractère, quand on sait dédaigner les misères et les flatteries, et n’avoir en vue que ceux qui savent nous apprécier parce qu’ils en sont dignes. Ce public-là, c’est le vrai public, l’autre c’est la multitude.

«  Mais surtout, comme première règle, écrivez pour vous-même. Pour les imbéciles, le juge le plus complaisant c’est soi-même ; mais pour les vrais intellectuels, le plus sévère des juges, c’est soi. Or, soyez soi. D’abord, vous y trouverez une grande satisfaction, et vous aurez une forte garantie que ce que vous serez décidée à livrer au public a une valeur incontestable. »

— Ce sont des conseils dont peuvent aussi profiter tous ceux qui débutent dans le journalisme.

Et unissant la pensée de sa charmante femme, avec la sienne, il ajoutait : «  Nous adressons nos meilleurs vœux à la vaillante qui entre dans la carrière où sont semées tant d’épines, mais où les roses sont si belles, si parfumées, qu’elles font tout oublier comme ces beaux jours d’hiver si rares, mais si resplendissants, qu’on oublie en une heure que le ciel a des nuages et que le soleil en deuil se dérobe au fond du firmament. »

J’avais consacré une chronique à la louange de ce cher ami d’un père aimé, et tout ému, il m’écrivit ainsi :

«  Vous êtes contente là, n’est-ce pas ? d’avoir écrit ces jolies choses pour votre bon vieil ami, qui fut celui de votre père, pendant si longtemps. Mon cœur vous remercie, chère petite, et je vous envoie dans cette lettre une des rares larmes qui en sortent encore, avec un de mes derniers sourires. Conservez-les tous les deux, mais que l’un n’efface pas l’autre : déposez-les à côté du petit trésor de votre propre cœur, et quand vous écrirez quelque chose où votre âme vibrera tout entière, vous verrez ma larme et mon sourire briller à la fois tous deux et votre âme s’y refléter. »

Mon âme a vibré tout entière dans ce dernier tribut donné à une si chère mémoire, et à travers le brouillard de mes propres pleurs, je vois briller cette larme avec ce sourire, dernière tendresse du vieil ami qui vient, dans une suprême illusion, illuminer des