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Premier Péché

Les dangereuses


Au sortir du cours de littérature, le lundi, à l’Université Laval, un ami m’indiqua deux jeunes filles tout près de nous, d’un air interrogateur. Je les reconnus pour les avoir croisées sur une plage quelconque durant la dernière saison — et je les nommai.

— Vous ne me dites pas, s’exclama mon ami. Mlle X et Mlle C ! deux Canadiennes ?  ! Mais je les entends parler anglais, tout le temps ?  !  !

Je haussai les épaules… parler anglais ! mais ne sait-on pas que c’est le suprême chic, et que toute Canadienne — qui veut se pousser — a le devoir de baragouiner cette langue… Baragouiner, c’est le mot, car la plupart d’elles le parlent à peu près comme elles prononceraient l’algonquin.

Je regardai les deux jeunes poseuses : toilettes à sensation, mouvements… très vastes, à faire reculer les humbles petites voisines ; grands airs effarouchés… mais pas farouches ! conversation anglaise, et formulée assez hautement pour être entendue de tous. Il y en a qui ont la rage de faire admirer leur bêtise, et ces dames appartenaient évidemment à cette catégorie assez étrange…

On les regardait, surpris de voir ces Anglaises perdues dans ce milieu français, et louant presque les étrangères qui aimaient notre belle langue… Moi qui savais, hélas ! l’exemple pénible et humiliant que donnaient ces petites demoiselles, je tressautais d’indignation, et j’aurais voulu les cingler de mon mépris, et venger ainsi la langue qu’elles outrageaient.

Sottes, va !

Que vont-elles faire aux conférences de littérature, ces petites ignorantes, que le distingué professeur sera impuissant à instruire… on ne met pas de l’intelligence dans les cervelles vides. Ce qu’elles vont faire là ?

Poser.

C’est très bien vu, ces conférences-là, c’est chic. M. un tel, Mme  Chose, Mlle  Machin, y assistent… on s’étonnerait de ne pas voir ces demoiselles, qui n’appartiennent pas à notre élite intellectuelle, comme le faisait remarquer M. de Nevers[1] — mais hélas !

  1. « Les Anglais et nous, » conférence donnée à l’Institut Canadien de Québec, par le distingué auteur de « l’Ami américain ».