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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/242

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bre d’élus, et c’est à ceux-là que je parle. Je ne me représente pas le poëte de Fingal comme un vieillard ; la vieillesse est froide, et n’ayant plus longtemps à vivre, ne s’occupe qu’à disputer aux doigts de la mort déjà étendus sur elle les fils épars d’une existence brisée et qu’elle va trancher tout à l’heure. J’en ferai un homme dans la force de l’âge, ayant encore beaucoup à souffrir, le sachant, l’acceptant, et inébranlable.

Harriet regarda Conrad. Elle frissonna au souvenir de son propre passé.

— Vous souffrez ? lui dit-elle.

Il avait parlé sans dessein. Il resta surpris lui-même des paroles sorties de sa bouche et de la chaleur qu’il y avait mise, et, par un effet naturel, pour les avoir prononcées comme pour les avoir pensées, il se trouva désarmé. La fougue de ses chagrins s’emparant de lui le bouleversa. Pâle, indécis, il appuya ses coudes sur la table, et regardant Harriet avec une expression que celle-ci ne lui avait jamais vue, mais qu’elle comprit d’abord :

— Vous êtes, lui dit-il, la fiancée de Nore. Voulez-vous faire pour moi ce que la sœur la plus noble, la plus vénérée pourrait faire ?

— Si je le puis, de suite !

— Faites-moi pleurer ; je ne sais pas pleurer. Depuis des semaines, depuis des mois, il me semble que si je pouvais réussir à tirer de mon sein un torrent de larmes, ces larmes brûlantes, amères, sanglantes, une fois sorties, je guérirais.

— Que dites-vous là, mon ami ? s’écria Harriet. Elle fut envahie par la pitié la plus vraie et désira pouvoir consoler celui qui était là devant elle. Il suffit d’un pareil instinct, d’un tel mouvement, même lorsqu’il ne s’exprime que d’une manière imparfaite, pour agir