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Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/277

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sorbé. Louis, à cet aspect, salua et voulut se retirer, mais le prince le retint et lui dit :

— Êtes-vous si pressé que vous ne puissiez faire un tour avec moi ?

Laudon s’inclina de nouveau et la promenade continua. Jean-Théodore, plus communicatif ce jour-là, eut bien vite appris que Louis et Nore s’étaient rencontrés sur le lac Majeur, et de quelle façon ils s’étaient liés, et comme quoi Conrad Lanze, recruté antérieurement à Zurich par le Français, avait formé la troisième personne d’une trinité fort amusante, assurait le narrateur.

Le nom de Conrad répondait sans doute d’une façon quelconque aux réflexions que poursuivait le prince ; car, de ce moment, il se laissa aller davantage à la conversation et y prit visiblement du goût. De son côté, Laudon était en belle humeur ; il avait de l’esprit, il avait de la verve, il dérida son auguste interlocuteur, et les choses tournèrent si bien, que celui-ci, en dépit de toute étiquette, lui proposa de l’emmener déjeuner à Monbonheur et fit prévenir Nore de les y rejoindre. À dater de ce moment, le prince fut séduisant comme sa nature lui rendait facile de l’être ; il s’abandonna, il charma les deux amis, et ceux-ci, à leur tour, lui plurent infiniment.

— Monseigneur, disait Laudon vers la fin du déjeuner, je dois avouer, sans prétendre à me rendre trop intéressant, qu’aucun esprit n’a été tiré à plus de cheveux ni aussi cruellement écartelé que le mien. M. Nore, ici présent, m’assure du matin au soir qu’il est désormais impossible de professer une doctrine politique pratique, attendu que, de nos jours, les États, devenus très-grands, marchent tout seuls en vertu de certaines lois de pesanteur, se cassent sans qu’on puisse les raccommoder, cheminent sans qu’on puisse les arrêter, ou s’embourbent