Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/108

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Quand, pour une cause ou pour une autre, il se tarit, on ne s’amuse pas à le combler, ce qui prendrait trop de temps et donnerait trop de peine. On le couvre de deux ou trois planches, et, avec le temps, la terre s’accumule dessus. Naturellement, les planches pourrissent, des pieds maladroits les font s’effondrer, et, partout ailleurs que dans notre pays, un passant, un enfant, un animal quelconque s’abîmerait à chaque instant dans le vide et irait se tuer au fond du trou. Chez nous, c’est rare, parce que le Dieu très-bon et très-miséricordieux qui nous a dispensés de réfléchir à beaucoup de choses, prend soin de nous épargner les conséquences fâcheuses que pourrait avoir notre confiance en lui. Pourtant on ne peut jurer que quelqu’un ne disparaisse parfois dans l’abîme. Kassem avait un pareil abîme dans un coin de sa cervelle ; il ne le connaissait pas lui-même ; il venait d’y tomber. Il était au fond ; il s’y agitait et ne devait pas en sortir.

D’ailleurs, il n’y songeait en aucune façon. Saisi, serré par ce qui s’était emparé de son imagination, de son intelligence, de son cœur, de son âme, par ce qui en maîtrisait toutes les puissances, il n’avait pas l’idée d’y résister ; et non-seulement il se laissait faire, mais il se laissait dévorer avec passion. Bref, une seule idée le possédait : marcher et marcher résolument dans la voie de son révélateur.

Que valait le monde au milieu duquel il avait vécu jusqu’alors ? Rien, rien absolument ; c’était de la fange au physique, de la fange au moral ; en un mot, néant. Il voulait s’élever plus haut et planer au-dessus de cet univers, entrer dans le secret des forces qui font tout mouvoir, et cet univers, et bien d’autres plus grands, plus braves, plus augustes. Il savait que la substance première pouvait être trouvée, dominée, transformée ; l’Indien le faisait ; il en tenait, lui, Kassem, la preuve matérielle dans la main ; il voulait le faire aussi ! Il savait qu’on pouvait saisir, diriger toutes les forces motrices et créatrices, même les plus indomptées, même les plus sublimes ; il voulait ce pouvoir ; il savait qu’on pouvait ne plus mourir. Sans doute aucun être ne meurt ! Mais il savait qu’on pouvait garder la vie actuelle,