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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/214

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son grand bâton à la main. Il s’en allait exercer sa profession de cardeur de laine et souvent ne rentrait pas de huit jours. Nous autres, qui ne savions où coucher, nous revenions d’ordinaire au poste entre minuit et deux heures du matin ; mais, généralement, à huit ou neuf heures, nous étions tous partis, sauf un ou deux qui, pour une raison quelconque, consentaient à garder la maison. Il est bien connu que des soldats, dans un poste, ne servent absolument qu’à présenter les armes aux grands personnages qui passent. C’est aussi ce que nous faisions très-régulièrement. Du plus loin qu’un seigneur à cheval, entouré de domestiques, se montrait dans une des avenues aboutissant à notre corps-de-garde, tous les boutiquiers nous avertissaient à grands cris. Notre détachement, composé d’une vingtaine d’hommes, n’avait jamais plus de quatre ou cinq représentants qui, naturellement s’occupaient à causer ou à dormir ; souvent même, il n’y avait personne. Alors, de toutes les boutiques s’élançaient des auxiliaires qui enlevaient nos fusils des coins où nous les avions jetés, se mettaient en rang dans une superbe ordonnance, un d’entre eux faisait le vékil, un autre le nayb, et tous présentaient les armes avec la gravité martiale des Européens les plus farouches. Le grand personnage s’inclinait avec bonté et chaque chose était en ordre. Je me rappelle avec plaisir cet excellent corps de garde, ces braves voisins, la vie charmante que j’ai menée alors, et je souhaite fortement, dans mes vieux jours, de retrouver une situation pareille. Inshallah ! Inshallah !

Ce n’est pas que je fusse beaucoup plus casanier que mes camarades. Suivant le conseil du vékyl, j’étais devenu maçon et, en effet, je gagnais quelque argent ; mais, ce qui me réussissait mieux, c’était d’en prêter. Le magnifique habit de Kérym, que je n’avais pas tardé à vendre à un fripier, m’avait mis en fonds, et je commençai à faire des avances, soit à mes camarades, soit à des connaissances, que je ne tardai pas à voir pulluler autour de moi. Je n’accordais que des prêts très-petits et je voulais des remboursements très-prompts. Tant de prudence était absolument nécessaire, elle me réussissait assez. Cependant, il m’arrivait aussi d’avoir affaire à des créanciers dont je ne pouvais rien