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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/223

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tribut incessant de génuflexions, de prières, de dons et d’aumônes. L’espace sacré est toujours rempli d’une foule bruyante ; des bandes de pauvres viennent recevoir la nourriture que les Moullas leur préparent chaque jour. Aussi se feraient-ils tuer avec joie pour les privilèges de la mosquée. Je m’avançai, avec respect et émotion, à travers les groupes, et comme je demandais discrètement à un des portiers, dont la tête était couverte d’un vaste et scientifique turban blanc, où je devais me rendre pour obtenir ma part de la distribution, ce digne et respectable turban ou plutôt la tête qui en était chargée me montra une physionomie surprise, puis joyeuse, et une large bouche, s’ouvrant au milieu d’une vaste barbe noire, pendant que deux yeux de jais s’illuminaient de joie, se mit à pousser des cris de satisfaction.

— Que les saints Imams soient bénis ! C’est toi, c’est toi, même, Baba Aga ?

— Moi-même ! répondis-je en regardant fixement mon interlocuteur, et, après un moment d’hésitation, l’ayant parfaitement reconnu :

— Vallah ! Billah ! Tallah ! m’écriai-je, c’est toi, cousin Souleyman ?

— Moi-même, mon ami, mon parent, lumière de mes yeux ! Qu’as-tu fait de notre Leïla ?

— Hélas ! Lui dis-je, elle est morte !

— Oh ! mon Dieu ! quel malheur !

— Elle est morte, continuai-je, d’un air désolé, car sans cela serais-je ici ? Je suis capitaine dans le 2e régiment du Khamsèh et bien heureux de te revoir !

Il m’était venu dans l’esprit de dire à Souleyman que Leïla était morte, parce que je n’aimais pas à lui parler d’elle et que je voulais passer, le plus vite possible, à un autre sujet de conversation ; mais il ne s’y prêta pas.

— Dieu miséricordieux ! s’écria-t-il, morte ! Leïla est morte ! Et tu l’as laissée mourir, misérable que tu es ? Ne savais-tu donc pas que je n’aime qu’elle seule au monde et qu’elle n’a jamais aimé que moi !

— Oh ! que toi, lui répondis-je avec colère, que toi, c’est un peu hardi ce que tu me dis là ! Pourquoi, dans ce cas, ne l’as tu-pas épousée ?