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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/246

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— Tiens-toi tranquille, me dit-elle. Tu seras délivré aujourd’hui même ou demain au plus tard !

Là-dessus, se détournant, elle disparut avec deux autres femmes qui l’accompagnaient, et, le soir, comme je me mourais d’impatience, un officier arriva avec un vékil ; on rompit ma chaîne et l’officier me dit :

— Va où tu voudras, tu es libre !

Comme il prononçait ces paroles, je me trouvai serré dans les bras, oui, dans les bras de qui ? De mon cousin Abdoullah !

Dieu ! que je fus ravi de le voir !

— Ah ! mon ami, mon frère, mon bien-aimé, me dit-il, quel bonheur ! Quelle réunion ! Lorsque j’appris de notre cousin Kérym que tu avais été enlevé par la milice, je ne sais à quel excès de chagrin je ne fus pas sur le point de m’abandonner !

— Ce bon Kérym ! m’écriai-je. Nous nous sommes toujours tendrement aimés, lui et moi ! Bien que quelquefois, j’avoue que je lui aie préféré Souleyman, et, à ce propos, sais-tu que Souleyman…

Là-dessus, je lui racontai ce que notre digne cousin était devenu et comme il était en train de devenir un moulla très-savant et un grand personnage à Meshhed. Ce récit charma Abdoullah.

— Je regrette, me dit-il, que notre autre parent Kérym n’ait pu obtenir un sort aussi beau. C’est un peu sa faute. Tu sais qu’il avait l’habitude déplorable d’aimer le thé froid avec excès.

Cette expression « le thé froid, » indique, comme chacun sait, entre gens qui se respectent, cette horrible liqueur qu’on appelle du raky. Je secouai la tête d’un air désolé et indigné tout à la fois :

— Kérym, répondis-je, buvait du thé froid, je ne le sais que trop ; j’ai fait longtemps des efforts extraordinaires pour l’arracher à cette honteuse habitude ; je n’y ai jamais réussi.

— Pourtant, continua Abdoullah, sa situation pourrait être pire. Je l’emploie comme muletier, et il conduit pour moi des marchandises sur la route de Tébryz à Trébizonde. Il gagne bien sa vie.

— Qu’entends-je ? m’écriai-je, serais-tu devenu marchand ?