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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/320

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et agressive des émigrés tjerkesses. Ces hommes farouches avaient compté sur l’hospitalité des Turcs, musulmans comme eux, pour leur remplacer la patrie qu’ils laissaient entre les mains des Russes. Ils n’avaient rien trouvé que la famine et l’abandon. Le désespoir assombrissait leurs yeux ; la misère pesait sur leur dos ; ils avaient la mort en face et la voyaient en plein. Impuissants et à demi résignés, ils regardaient les navires de la rade et les passagers qui débarquaient, tandis qu’un Abaze, vêtu de brun, avec ses chausses courtes et collantes, et son turban de même couleur que son habit, le fusil sur l’épaule, le poignard à la ceinture, sa femme respectueusement à dix pas derrière lui, considérait, brigand déterminé, les nouveaux venus de l’air d’une bête fauve qui contemple un troupeau de buffles et cherche un moyen de tenir un de ces animaux isolés, sans compagnons et sans pasteurs.

Trébizonde n’a en soi rien de bien curieux. Le nom est ici plus grand que le fait. Les maisons ne sont ni turques ni européennes ; elles tiennent des deux modes. Il y a peu de restes du passé, et ces restes sont insignifiants. Les rues sont larges et trop vastes pour les boutiques très-humbles qui les bordent. Des constructions peintes en rouge ou en bleu de ciel n’appartiennent à aucun ordre d’architecture appréciable. Après tout, Trébizonde a cet intérêt d’être le dernier mot et le commencement de l’énigme  : c’est la porte de l’Asie. Au delà s’ouvre l’inconnu ; à ses portes est assise l’Aventure qui monte en croupe derrière le voyageur et s’en va avec lui.

Quand Valerio et Lucie, accompagnés de Zaptyés fournis par le gouverneur, eurent fait quelques lieues sur la route étroite, pavée en gros blocs de pierre, qui, bien que de construction moderne, est pareille à un débris antique, ils se trouvèrent au milieu d’une nature tout idyllique, des prés, des arbres bordant le cours des ruisseaux et des montagnes courant à leur droite. Bientôt la scène s’agrandit, l’idylle devint une épopée, et la chanson que les deux amants sentaient gazouiller dans leurs cœurs, éclata, comme une symphonie dont les accords et les accents remplirent leur être tout entier. C’était un