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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/347

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pas une minute de repos. Sa tête était toujours en travail, il contemplait son peuple à la façon dont Moïse regardait le sien dans la traversée du désert, et l’habitude qu’il avait de cette responsabilité, sa connaissance profonde du caractère des gens avec lesquels il traitait et des agents qu’il employait, lui donnaient une assurance et une fermeté dignes de respect.

Mais ce qui occasionnait les plus longs retards, c’était la rencontre d’un pâturage abondant. En ces occasions annoncées avec enthousiasme par les éclaireurs quelques jours à l’avance, on séjournait quelquefois deux semaines, trois semaines sur le même point. Le camp était établi d’une manière particulièrement sérieuse et avec toutes les commodités que chacun pouvait se procurer. Il semblait qu’une éternité devait se passer là. Chacun semblait dire comme les Apôtres dans l’Évangile  :

« Il est bon que nous soyons ici ; faisons-y donc trois tentes  : une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie. »

Les chameaux, les mulets, les chevaux, les ânes se promenaient dans l’herbage plantureux, où ils enfonçaient jusqu’au ventre. Les muletiers étaient charmés de voir leurs bêtes se remettre à vue d’œil de leurs fatigues, au moyen de ce savoureux repas ; la vue de la verdure et des fleurs charmait tous les regards, et la ruche bourdonnait de plus belle, chacun allant, venant, causant, remuant, continuant les marchés, les intrigues, les achats et les ventes que, comme on l’a vu, la marche même n’interrompait pas ; car une caravane c’est une ville mouvante, et les intérêts et les plaisirs d’une ville ne s’y reposent pas plus que dans les cités sédentaires.

Pendant ces haltes ainsi prolongées, Lucie et Valerio employaient une partie de leur temps à faire des excursions dans la contrée qui les entourait. C’étaient déjà ces riches montagnes du Kurdistan, dont la beauté est plus âpre peut-être que le Taurus, où les gorges sont plus étroites et les escarpements plus abrupts, mais où la nature féconde n’est pas moins généreuse de ses dons. Les deux amants étaient jeunes ; ils étaient hardis ; ils ne suivaient pas toujours à la