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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/356

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que nous jugeons en ce moment les plus inoffensifs et les meilleurs. Tiens  ! par exemple, qui me dit que le Shemsiyèh ne va pas entrer le sabre en main, et nous égorger pour faire un sacrifice à ses dieux ? Oui ! oui ! oui ! Ne ris pas… et, le sacrifice, il le jugerait peut-être d’autant meilleur, que cet homme nous aime peut-être, et offrirait ses bienfaiteurs et sa reconnaissance ? Est-ce que je sais ce qui peut naître et s’agiter dans ces têtes qui sont si différentes des nôtres et qui trahissent des expressions de visage si nouvelles pour nos yeux ? Et ce Kerbelay-Houssein, lui-même, dont nous célébrons l’honnêteté et la droiture, depuis que nous le connaissons, savons-nous bien ce que lui-même appelle droiture et honnêteté ? Qu’y a-t-il de commun entre ces gens-là et nous ? Eh bien ! oui, j’ai peur ! Je voudrais me retrouver dans un autre pays, dans le nôtre, dans celui que nous avons contemplé toute notre vie, qui n’a pas de mystère et d’inconnu pour nous ; pour lequel nous sommes faits, et qui est fait pour les natures que nous avons reçues du ciel  ! Je voudrais voir les gens que nous pouvons reconnaître, sur le visage desquels nous sommes accoutumés à lire, et qui comprennent le bien et le mal de la même façon que nous ! Enfin, Valerio, oui, c’est vrai, je me sens perdue ici ; nous sommes tout seuls, et, j’en conviens, j’ai peur ! j’ai peur ! j’ai peur  ! Je ne veux pas rester ici ! Allons-nous-en  !

À ces mots, elle serra plus fort encore son mari dans ses bras et redoubla ses sanglots. Elle était en proie à une réaction qui se produit assez ordinairement en Asie chez les gens, peu ou mal trempés. On voit de ceux-ci, pris subitement, et sans autre cause qu’un travail intérieur de leur conscience, par des paniques qui, en s’accumulant les unes sur les autres, s’exagèrent et s’exaspèrent, arriver à la véritable folie. Tel, et des exemples en sont connus, prend tout bonnement le parti de s’enfuir et regagne l’Europe à travers des dangers très-réels pour échapper aux plus imaginaires des périls. Tel autre se croit constamment à la minute d’un assassinat. S’il est assis dans sa chambre, dont la porte est close, et qu’il entende des pas dans le corridor, c’est un musulman fanatique qui est là, se colle contre la