Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/39

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miséricorde, puis roulés par trois ou par quatre les uns sur les autres et enterrés à demi, mais toujours frissonnants, toujours remuant en vain ; car le fleuve irrité passe sur eux en grondant plus fort ou au travers de leurs rameaux ; et aux deux côtés de cette rage, le silence solennel d’une forêt qui paraît sans limites : ou voit la scène : le fleuve mugit, rugit, saute, tourbillonne et court ; le bateau où sont les officiers le remonte lentement au pas cadencé des deux hommes qui le halent ; les feuilles de la forêt frissonnent sous le vent du matin, les unes larges, les autres menues, celles-ci dans le sombre, celles-là dans la lumière ; par des éclaircies lointaines, des rayons de soleil chatoient dans la verdure et y font passer des bandes de clarté semblables à la présence des lutins ; sur le ciel bleu et clair se détachent les cimes délicates de quelques frênes, de quelques hêtres, de quelques chênes plus grands que le peuple de leurs compagnons.

Morono considérait ce spectacle, en définitive merveilleux, avec un intérêt étrange, quand Assanoff, un peu ranimé et revenu à lui, proposa de sauter sur la rive, et, en allégeant d’autant le bateau, de se donner le plaisir d’une promenade. Cette idée fut accueillie avec empressement par l’officier espagnol, et les deux compagnons se mirent à marcher dans les hautes herbes, en devançant leur embarcation, et, de temps en temps, sûrs de la rattraper, poussant une pointe dans quelques clairières. Ce fut ainsi que Moreno eut des occasions de s’apercevoir que la contrée forestière, traversée par le Rioni, n’est nullement aussi déserte qu’il en avait d’abord eu l’impression. De temps en temps, lui et son camarade voyaient sortir brusquement des fourrés quelques bandes effarées de petits porcs, très-semblables à des marcassins, noirs, avec des soies longues et dures, aux jambes fines, brusques, lestes, agiles et jolis, au point de se faire renier par tous leurs congénères d’Europe. Ce petit monde, à l’aspect des étrangers, s’enfuyait à toutes jambes à travers les taillis et faisait découvrir une case carrée en bois cachée sous les arbres, envoyant vers le ciel la fumée bleuâtre de son foyer, et habitée toujours, il faut le dire, par des êtres, hommes, femmes, enfants, sur lesquels le don de la beauté