Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/55

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il était d’humeur inconstante et ne savait suivre ni une explication, ni un raisonnement, Cependant Moreno s’attachait à lui. L’ivrognerie flagrante d’Assanoff le rebutait ; sa gaîté le ramenait. Assanoff avait l’esprit brouillon, mais il avait de l’esprit ; il divaguait à l’ordinaire, mais en quelques rencontres il montra du cœur. Pendant la longue route et l’interminable tête-à-tête, il raconta beaucoup de choses à Moreno, et Moreno se laissa aller de son côté à lui faire des confidences. Assanoff fut vivement ému des malheurs de l’exilé et montra une tendresse presque féminine pour l’amant. Quelquefois, parlant de lui même, il avouait n’être, à son avis, qu’un sauvage mal dégrossi, et, ajoutait-il, assez peu débarbouillé, mais il revenait bientôt sur cette déclaration et se proclamait un gentilhomme. En somme, il se fit gloire désormais de reconnaître chez Moreno la supériorité de l’intelligence et du caractère.

On peut se rappeler que, dans les récits des Croisades, il est toujours question d’un généreux émir, d’un brave Bédouin, ou, à tout le moins, d’un esclave fidèle attachant son sort à celui du chevalier chrétien. À l’occasion, ce subalterne se fait tuer volontiers pour le maître, après avoir sacrifié ses intérêts aux siens. Une pareille conception s’est si bien emparée de l’imagination des Occidentaux, qu’on la trouve encore dans les nouvelles de Cervantes, et Walter Scott l’a consacrée par les personnages des deux serviteurs sarrazins du templier Brian de Boisguilbert. C’est parce que en réalité, cette fiction repose sur un fond assez vrai. Le cœur et l’imagination, mobiles uniques du dévouement, tiennent une place énorme dans l’organisation des Asiatiques ; susceptibles de beaucoup aimer, ces gens-là se sont de beaucoup sacrifiés à ce qu’ils aiment. Ainsi, du moment où Assanoff trouvait dans Don Juan une nature sympathique à la sienne, il l’aimait pour tout de bon et sans se défendre.

Le dîner du gouverneur ressembla à toutes les fêtes de ce genre. On but beaucoup. Assanoff, Dieu garde qu’il eût manqué cette occasion ! Il était tellement en verve, qu’il se serait surpassé lui-même, si les observations de Don Juan ne l’eussent un peu contenu, de sorte