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Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/60

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a-t-il plus une seule goutte de sang dans les veines de personne ? Êtes-vous tous abrutis ou tous Russes ?

Un officier tatar, engagé dans l’infanterie, se leva et vint prendre Assanoff par la main.

— Allons, dit orgueilleusement le fantassin, Mourad, fils de Hassan-Bey, si tu es fils de ton père, montre ce que tu sais !

L’ingénieur lui répondit par un coup d’œil dont Moreno n’avait jamais vu l’expression à la fois dure et sauvage, mais pleine de flammes, et, dans leurs capotes d’uniforme, les deux tatars se mirent à danser la lesghy. La musique avait vigoureusement attaqué la mélodie barbare particulière à ce pas. Ce n’était rien de langoureux, ce n’était rien de languissant. Hassan, fils de Mourad, n’était plus ivre ; il semblait le fils d’un prince et prince lui-même. On l’eût pris pour un des soldats de l’ancien mongol Khoubilaï ; le tambourin sonnait, palpitait avec ardeur, avec un emportement de cruauté et de conquête. Les assistants, à l’exception de l’Espagnol, étaient possédés par le vin et l’eau-de-vie et n’avaient ni entendu les paroles d’Assanoff, ni compris rien aux émotions qui l’agitaient. Tout ce qu’on savait de cette scène, en définitive, étrange, c’est que l’ingénieur dansait la lesghy à merveille, et ce drame qui figure la bataille, le meurtre, le sang et, partant, la révolte, se jouait devant ces conquérants, sans qu’ils songeassent le moins du monde à en comprendre, encore bien moins à en redouter le sens. Seul, Don Juan restait stupéfait de l’expression nouvelle répandue sur les traits d’Assanoff, et, quand la danse se fut terminée au milieu des trépignements de joie de tous les officiers russes, et que l’attention générale fut distraite par l’entrée dans la salle d’un assez grand nombre de domestiques apportant de nouvelles pipes, du thé et de l’eau-de-vie, il attira son ami dans un coin de la chambre qui se trouvait être celui où étaient les danseuses, toutes debout pendant la lesghy, et lui dit à demi-voix :

— Es-tu fou ? Qu’est-ce que c’est que cette comédie-là, que tu viens de jouer ? Pourquoi te donnes-tu en spectacle ? Si tu aimes ton pays, ne peux-tu le témoigner autrement que par des convulsions ?