Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/68

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l’Appel de la cornemuse. Assanoff se trouva saisi par une force toute pareille.

Il était né à une distance assez peu considérable de Bakou, au sein d’une accumulation d’escarpements présentant l’aspect le plus singulier et le plus grandiose qui se puisse contempler. C’est un assemblage de pics aigus, largement séparés les uns des autres par des vallées profondes, et s’élevant, sur des bases étroites, jusqu’à la région des nuages. Couvrant les plateaux rocheux de ces aiguilles gigantesques, plateaux étroits où l’on jurerait de loin que les aigles seuls peuvent avoir leurs nids, se posent, s’accrochent comme ils peuvent, les villages, les aoûls de ces hommes terribles, qui n’ont jamais connu que le combat, le pillage et la destruction. Les lesghys se tiennent là, toujours en sentinelle, guettant la proie, se méfiant de l’attaque, voyant de loin, surveillant tout.

La chanson d’Omm-Djéhâne évoqua, jusqu’à produire la réalité la plus poignante, le souvenir de l’aoûl paternel devant l’âme ébranlée d’Assanoff. Il revit tout, tout ce qu’il avait ou croyait avoir oublié. Tout ! La muraille fortifiée de l’extérieur, les précipices dont son œil d’enfant avait sondé jadis les profondeurs meurtrières avec une curiosité indomptable ; la rue, les terrasses plates brûlées par le soleil ou disparaissant sous la neige, les maisons, sa maison, sa chambre, son père, sa mère, ses parents, ses amis, ses ennemis ! Rien ne resta qu’il n’eût revu ! Les paroles que prononçait Omm-Djéhâne, les rimes qui s’entrecroisaient, le saisissaient comme avec des serres et l’emportaient dans les ravins de la montagne, dans les sentiers où, du fond d’un buisson, il avait épié si souvent la marche des colonnes russes pour aller en avertir son père. Car, chez les lesghys, les enfants nobles sont des guerriers rusés et hardis dès le jour où ils marchent. Un enchantement sublime remplissait l’âme du barbare mal converti. Ses habitudes étaient européennes, ses vices parlaient russe et français ; mais le fond de sa nature, mais ses instincts, mais ses qualités, mais ses aptitudes, ce qu’il avait de vertus, tout cela était encore tatar comme le meilleur de son sang.