Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/82

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oracles de ses grains de chapelet. Devenue danseuse pour subsister, elle ne s’était pas trouvée rabaissée le moins du monde ; les danseuses de Shamakha ont une réputation qui ressemble à de la gloire ; et, d’ailleurs, les femmes d’Asie ne sont ni en haut, ni en bas d’une échelle sociale quelconque ; elles peuvent tout faire ; elles sont femmes ou impératrices ou servantes, et restent femmes, ce qui leur permet de tout dire, de tout faire et de n’avoir aucune responsabilité de leurs pensées ni de leurs actes devant la raison et l’équité ; elles comptent uniquement avec la passion, qui, à son gré, les ravale, les tue ou les couronne. Omm-Djéhâne n’était pas vicieuse, il s’en fallait ; elle était complètement chaste et pure ; mais elle n’était pas vertueuse non plus, parce que, si quelqu’une de ses inclinations l’eût commandé, elle eût renoncé à cette chasteté en une seconde, sans combat, sans résistance et même sans le moindre soupçon d’avoir tort. Il n’était pas à croire, pourtant, qu’elle se départît de sa réserve en faveur d’un Franc, tant elle professait d’éloignement pour cette race. Grégoire Ivanitch, l’Ennemi-de-l’Esprit, avait cru, un instant, éprouver pour la jeune danseuse un goût vif, et ne s’était, naturellement, fait aucun scrupule de le lui témoigner ; de ce côté, le danger avait été nul pour elle ; mais il s’en était suivi, de la part des Splendeurs de la Beauté, sa maîtresse, une suite de conseils et d’insinuations, mêlés de critiques, de reproches tempérés, il est vrai, par la peur qu’inspirait Omm-Djéhâne à tout ce qui l’approchait. La jeune fille ne cédait pas parce qu’elle attendait Assanoff, et que l’istikharêh lui garantissait de plus en plus qu’il allait arriver bientôt. Ce fut pour avoir la paix qu’elle consentit à être vendue comme esclave ou comme femme, c’était tout un, au vieux Kaïmakam des environs de Trébizonde. Elle gagnait du temps et ne s’embarrassait guère de rompre sa parole, s’il le fallait, au moment de conclure. Voilà ce qu’était Omm-Djéhâne ; voilà ce qu’elle avait été jusque-là : en somme, une pauvre créature, profondément malheureuse et à plaindre, bien qu’elle ne pleurât pas sur elle-même et ne réclamât la pitié de personne.

Ainsi qu’il a été dit, Moreno apprécia bien l’essentiel de la situation.