Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques, ill. de Becque, 1924.djvu/85

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du khan tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui marchait dans la même direction que lui. C’était l’hiver ; il faisait froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d’épaisseur, tout était gelé, et la nuit était assez noire.

Moreno se dit :

— Quelle peut être cette malheureuse ?

Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup de désastres ; sa propre existence n’avait pas été gaie. Dans de pareilles circonstances, l’homme devient mauvais ou excellent : Moreno était excellent.

Aussi bien que les ténèbres s’y prêtaient, il suivait des yeux, avec compassion, cette créature qui s’en allait là, seule ; et comme il crut remarquer qu’elle hésitait en marchant et chancelait, il hâtait le pas pour la rejoindre et lui porter secours, quand, à son grand étonnement, il la vit s’arrêter précisément devant sa porte, et, alors il entendit derrière lui des pas précipités.

Il se retourna et reconnut à l’instant le Doukhoboretz. Grégoire Ivanitch était nu-tête, sans pelisse, et se hâtait autant que son embonpoint déjà fort accru le lui pouvait permettre. Moreno pensa, ce qui, d’ailleurs, était vrai, que l’Ennemi-de-l’Esprit cherchait à rejoindre la femme, et il lui passa l’idée que c’était à mauvaise intention.

Il le saisit donc par le bras et s’écria vivement :

— Où allez-vous ?

— Ah ! monsieur le capitaine, je vous en prie, ne me retenez pas ! La pauvre fille s’est échappée !

— Qui ? De quelle fille parlez-vous ?

— Ce n’est pas le moment de causer, monsieur le capitaine ; mais, puisque vous voilà, aidez-moi à la sauver. Nous le pouvons peut-être encore, hélas ! et il est certain que, si quelqu’un doit la calmer, ce sera vous !

Il entraîna Moreno. Celui-ci, étonné se laissa faire, et, quand il ne fut plus qu’à quelques pas de sa maison, il vit avec épouvante la femme étendre les bras contre la porte en cherchant à se soutenir