Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/102

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tomber entre eux, il fallut bien reconnaître que les conditions matérielles de l’existence ne permettaient pas à Moreno de quitter le Caucase, puisqu’il n’avait que sa solde et ne pouvait recommencer un nouveau métier ; et la jeune femme, elle n’était pas non plus assez riche pour rejoindre son amant. Tout en resta là. Ils ne se marièrent ni l’un ni l’autre, cessèrent avec le temps d’être très-malheureux ; mais, heureux, ils ne le furent jamais.

Bien longtemps avant l’époque indiquée ici, Moreno rentrant une nuit assez tard de chez le général gouverneur, où il avait passé la soirée, vit, de loin, dans la rue déserte qui longe l’ancien palais du khan tatar, réduit alors à la condition de magasin à poudre, une femme qui marchait dans la même direction que lui. C’était l’hiver ; il faisait froid, la neige couvrait la terre à plusieurs pouces d’épaisseur, tout était gelé, et la nuit était assez noire.

Moreno se dit :

— Quelle peut être cette malheureuse ?

Le capitaine avait vu beaucoup de misères, il avait contemplé beaucoup de désastres ; sa propre existence n’avait pas été gaie. Dans de pareilles circonstances, l’homme devient mauvais ou excellent : Moreno était excellent.

Aussi bien que les ténèbres s’y prêtaient, il suivait des yeux, avec compassion, cette créature qui s’en allait là, seule ; et comme il crut remarquer qu’elle