Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/21

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Le lieutenant Moreno s’embarqua à Marseille. Il était naturellement d’une humeur assez austère ; son exil, sa misère et, plus que tout cela, le chagrin profond de quitter pour bien des années au moins une femme qu’il adorait, redoublaient ses dispositions naturelles, de sorte que personne moins que lui n’était tenté de rechercher les joies de l’existence.

À force de naviguer, le bâtiment qui le portait vint prendre terre au fond de la mer Noire, à la petite ville de Poti. C’était alors le port principal du Caucase du côté de l’Europe.

Sur une plage, sablonneuse en partie, en partie boueuse, couverte d’herbes de marécage, une forêt épaisse, à moitié plongée dans l’eau, s’éloignait à l’infini dans l’intérieur des terres, en suivant le cours d’un fleuve large, au lit tortueux, plein de roches, de fanges et de troncs d’arbres échoués. C’était le Phase, la rivière d’or de l’antiquité, aujourd’hui le Rioni. Au milieu d’une végétation vigoureuse, ici règne la fièvre, et tout ce qui appartient à la nature mouvante en souffre autant que la nature végétale y prospère. La fièvre a usurpé là en souveraine le sceptre d’Acté et des enfants du Soleil. Les maisons, construites au milieu des eaux stagnantes et sur les souches des grands arbres élagués, s’élèvent en l’air sur des pilotis afin d’éviter les inondations ; d’énormes trottoirs de planches les unissent les unes aux autres ; les toits lourds couverts de bardeaux projettent en