Page:Gobineau - Nouvelles asiatiques 1876.djvu/59

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leurs bandes et s’en allèrent gagnant la frontière. Les serviteurs du monarque abandonné coururent, sur son ordre, après eux et leur dirent : Que faites-vous ? Vous abandonnez vos familles ? Vous perdez de gaîté de cœur vos maisons et ce que vous possédez de biens ? — Ils répondirent fièrement : Des biens ? Avec ce que nous avons au poing, nous tâcherons d’en conquérir de meilleurs ! Des maisons ? On en bâtit. Des femmes ? Il en existe dans tout l’univers, et de celles que nous rencontrerons, nous aurons d’autres fils ! Puis, sur cette réponse, ils partirent sans que rien pût les arrêter.

Moreno n’était pas un de ces rudes manieurs d’épée, dont l’espèce ne se rencontre guère dans les temps actuels. Soit résultat des mœurs, soit délicatesse et faiblesse plus grandes de l’imagination et du cœur, il existe peu d’hommes aujourd’hui, dont le bonheur et la force vitale ne résident en dehors d’eux-mêmes, dans un autre être ou dans une chose. Presque chacun ressemble à l’embryon ; il reçoit ce qui le fait vivre d’un foyer de vie qui n’est pas le sien, et, si on l’en sépare mal à propos, il est douteux, sinon impossible qu’il subsiste à son aise. En outre, tout ce que Don Juan avait vu jusqu’alors dans le milieu où il était transplanté, lui faisait l’effet d’un rêve, d’un de ces rêves particulièrement embrouillés où la raison ne se retrouve pas. Assanoff lui avait expliqué, à sa manière, ce qui s’agitait autour d’eux ; mais outre que l’ingénieur n’y apercevait rien que de naturel, ce qui le fai-