quitte pour longtemps. Autant je m’intéresse à son travail, et autant ce grand ouvrage me charme et doit me charmer à plusieurs égards, autant s’augmente aussi à la fin mon impatience. Il ne peut finir, il ne peut achever ; il change sans cesse, il avance lentement, il s’arrête encore… il trompe l’espérance. On voit avec chagrin reculée bien loin la jouissance que l’on croyait prochaine.
J’approuve la réserve, la précaution avec laquelle il marche pas à pas vers le but. C’est par la seule faveur des Muses que tant de vers se peuvent enchaîner pour former un ensemble ; et son âme ne nourrit pas d’autre désir ; il faut que son poëme s’arrondisse en un tout régulier ; il ne veut pas entasser contes sur contes, qui amusent par leurs agréments, et, se perdant enfin dans les airs, comme paroles vaines, ne font que nous abuser. Laisse-le, mon frère, car le temps n’est pas la mesure d’un bon ouvrage, et, pour que la postérité puisse en jouir à son tour, il faut que les contemporains de l’artiste s’oublient.
Agissons de concert, ma chère sœur, comme nous l’avons fait souvent pour l’avantage de tous deux. Si mon ardeur est trop vive, tu me calmeras, et si tu es trop calme, je te presserai. Alors peut-être le verrons-nous soudain arrivé au but où nous avons depuis longtemps souhaité de le voir. Alors la patrie, alors le monde s’étonnera de voir quelle œuvre s’est accomplie. Je prendrai ma part de cette gloire, et le poëte entrera dans la vie. Un noble esprit ne peut acquérir dans un cercle étroit son développement. Il faut que la patrie et le monde agissent sur lui ; il faut qu’il apprenne à supporter la louange et le blâme. Il est forcé de bien connaître et lui-même et les autres. La solitude ne le berce plus de ses illusions flatteuses. L’ennemi ne veut pas… l’ami ne doit pas le ménager. Ainsi le jeune homme exerce ses forces en luttant ; il sent ce qu’il est, et sent bientôt qu’il est homme.
Ainsi, monseigneur, tu feras désormais tout pour lui, comme tu as déjà beaucoup fait jusqu’à présent. Un talent se forme dans le silence, un caractère, dans le torrent du monde. Oh !