Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/324

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femme divine, tu m’as souvent supporté, et, comme le soleil, ton regard a séché la rosée de mes paupières.

La Princesse.

Il est bien juste que les femmes t’accueillent avec l’amitié la plus vive : ton poëme les célèbre de plusieurs manières. Tendres ou courageuses, tu as su toujours les représenter nobles et charmantes. Et, si Armide nous paraît digne de haine, ses attraits et son amour nous réconcilient bientôt avec elle.

Le Tasse.

Tous les échos qui retentissent dans mes chants, c’est à une seule femme, à une seule, que je les dois. Ce que je vois planer devant mon front n’est point une image idéale, indécise, qui tantôt s’approche de l’âme avec un éclat éblouissant, tantôt se retire. Je l’ai vu de mes yeux le modèle de chaque vertu, de chaque beauté. Ce que j’ai peint d’après ce modèle subsistera. L’amour héroïque de Tancrède pour Clorinde, la silencieuse et secrète fidélité d’Herminie, la grandeur de Sophronie et la souffrance d’Olinde : ce ne sont pas des ombres que l’illusion enfanta, ce sont des choses immortelles, je le sais, parce qu’elles existent. Et qui a plus le droit de vivre des siècles, et de perpétuer son influence secrète, que le mystère d’un noble amour discrètement confié à l’aimable poésie ?

La Princesse.

Et dois-je te dire encore un privilége que la poésie sait surprendre à notre insu ? Elle nous attire par degrés ; nous prêtons l’oreille ; nous écoutons et nous croyons comprendre ; ce que nous comprenons, nous ne pouvons le blâmer, et par là cette poésie nous subjugue à la fin.

Le Tasse.

Quels cieux ouvres-tu devant moi, ô princesse ? Si leur éclat ne m’aveugle point, je vois un bonheur éternel, inespéré, descendre avec magnificence sur des rayons d’or.

La Princesse.

Ô Tasse, ne va pas plus avant !… Il est beaucoup de choses que nous devons saisir avec ardeur ; mais il en est d’autres que nous ne pouvons nous approprier que par la modération et le renoncement. Il en est ainsi de la vertu, nous dit-on, ainsi de l’amour, qui est son frère… Songes-y bien. (Elle sort.)