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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/357

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nourrit ; je lui obéis volontiers, mais je ne veux point de pédagogue. Je veux être libre dans mes pensées et mes inspirations : le monde ne nous gêne que trop dans notre conduite.

Éléonore.

Antonio parle assez souvent de toi avec estime.

Le Tasse.

Avec ménagement, veux-tu dire, par finesse et par prudence. Et c’est justement ce qui me fâche ; car il sait parler avec tant de politesse et de précautions, que son éloge finit par devenir une véritable censure, et que rien ne blesse plus vivement, plus profondément, qu’une louange de sa bouche.

Éléonore.

Si tu avais entendu, mon ami, comme il parlait de toi et du talent que la nature favorable t’a dispensé par préférence à la foule ! Assurément, il sent ce que tu es, ce que tu possèdes, et il sait l’estimer aussi.

Le Tasse.

Ah ! crois-moi, un cœur égoïste ne peut échapper au tourment de l’étroite envie. Un tel homme pardonnera peut-être à un autre la richesse, le rang et les honneurs, parce qu’il se dit : « Tu possèdes cela toi-même ; tu le posséderas, si tu veux, si tu persévères, si la fortune te favorise. » Mais, ce que dispense la seule nature, ce qui reste à jamais inaccessible à tout labeur, à tout effort ; ce que ni l’or, ni l’épée, ni l’habileté, ni la persévérance, ne peuvent conquérir, il ne le pardonnera jamais. Il ne me l’envie pas ? Lui, qui, avec son esprit guindé, pense extorquer la faveur des Muses, et, lorsqu’il ramasse les pensées de quelques poëtes, se croit poëte lui-même ? Il me cédera bien plutôt la faveur du prince, qu’il serait charmé pourtant de concentrer sur lui, que le talent dont ces filles célestes ont doué le jeune et pauvre orphelin.

Éléonore.

Oh ! que ne vois-tu la chose aussi clairement que je la vois ! Tu te trompes sur Antonio : il n’est pas comme cela.

Le Tasse.

Et si je me trompe sur lui, je me trompe volontiers ! Je le regarde comme mon plus perfide ennemi, et je serais inconsolable, si je devais maintenant me le figurer plus doux. C’est une folie