Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/368

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te poussera en avant. La douleur, le trouble, la tristesse, t’attendent à Rome, et tu manqueras ton but ici et là-bas. Mais je ne dis plus cela pour te conseiller ; je te prédis seulement ce qui arrivera bientôt, et je t’invite aussi d’avance à te confier en moi, quelque malheur qui t’arrive. Je vais maintenant parler au prince, comme tu l’exiges.



Scène V.

LE TASSE, seul.

Oui, va, va, persuadé que tu me fais croire ce que tu veux. J’apprends à me déguiser ; car tu es un grand maître, et je saisis promptement. Ainsi la vie nous force de paraître et même d’être semblables à ceux que nous pouvions hardiment et fièrement mépriser. Je vois désormais clairement tout l’artifice de cette trame de cour. Antonio veut me chasser d’ici, et ne veut pas qu’il paraisse que c’est lui qui me chasse. Il joue l’homme indulgent, l’homme sage, afin qu’on me trouve bien malade et bien déraisonnable. Il se pose en tuteur, pour me réduire à n’être qu’un enfant, moi qu’il n’a pu forcer d’être esclave. Il couvre ainsi de nuages le front du prince et les yeux de la princesse. Il faut me retenir, dit-il ; après tout, la nature m’a départi un beau talent ; mais elle a, par malheur, accompagné ce don excellent de maintes faiblesses, d’un orgueil effréné, d’une sensibilité outrée et d’une sombre obstination. C’est comme cela ; la destinée a formé de la sorte cet homme unique : il faut maintenant le prendre comme il est, le souffrir, le supporter, et peut-être, dans ses bons jours, recevoir, comme un gain inattendu, ce qu’il peut procurer de plaisir ; du reste, tel qu’il est né, il faut le laisser vivre et mourir… Puis-je reconnaître encore la ferme volonté d’Alphonse, qui brave ses ennemis et protége fidèlement ses amis ? le reconnaître dans la manière dont il me traite aujourd’hui ? Oui, je vois bien maintenant tout mon malheur. C’est dans ma destinée, que celui qui demeure fidèle et sûr pour les autres, se change pour moi seul, se change aisément, au moindre souffle, en un instant… La seule arrivée de cet homme n’a-t-elle pas, en une heure,