Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/382

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l’a gardé pour jamais ! Il est à présent dans vos mains, mon unique trésor, qui m’aurait recommandé en tout lieu ; qui me restait encore pour me sauver de la faim. Je vois bien maintenant pourquoi on veut que je me livre au repos. C’est une conjuration et tu en es le chef. Afin que mon poëme ne puisse être porté à sa perfection ; que mon nom ne se répande pas davantage ; que mes envieux trouvent mille endroits faibles ; qu’on m’oublie enfin tout à fait : il faut que je m’accoutume à l’oisiveté ; il faut que je ménage ma personne et mes facultés. Ô digne amitié ! chère sollicitude ! Je me la figurais affreuse, la conjuration, qui, invisiblement et sans relâche, m’enveloppait de ses trames, mais elle s’est montrée plus affreuse encore… Et toi, sirène, qui m’as si tendrement, si délicieusement séduit, je te connais maintenant tout d’un coup ! Ô Dieu, pourquoi si tard ?… Mais nous aimons à nous tromper nous-mêmes, et nous honorons les misérables qui nous honorent. Les hommes ne se connaissent point entre eux. Les seuls esclaves des galères se connaissent, qui gémissent, étroitement enchaînés au même banc ; aucun n’ayant rien à demander et aucun n’ayant rien à perdre, ils se connaissent ; chacun se donnant pour un scélérat, et prenant aussi pour des scélérats ses pareils. Mais nous ne méconnaissons les autres que par politesse, afin qu’ils nous méconnaissent à leur tour… Comme ta sainte image me cacha longtemps la coquette, qui met en œuvre ses petits artifices ! Le masque tombe : je vois Armide maintenant, dépouillée de tous ses charmes… Oui, c’est toi ! c’est toi, que, par divination, mes vers ont chantée ! Et la rusée, la petite médiatrice ! Que je la vois profondément abaissée devant moi ! J’entends maintenant le bruit de ses pas légers ; je connais maintenant le cercle autour duquel elle rampait. Je vous connais tous ! Que cela me suffise ! Et, si l’infortune m’a tout ravi, je l’apprécie encore : elle m’apprend la vérité !

Antonio.

Je t’écoute, ô Tasse, avec étonnement, quoique je sache avec quelle facilité ton esprit impétueux passe d’un extrême à l’autre. Reviens à toi ! Commande à cette fureur ! Tu invectives, tu te permets paroles sur paroles, qu’il faut pardonner à ta douleur, mais que tu ne pourras toi-même jamais te pardonner.