Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome III.djvu/384

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en un affreux amas de ruines ? Ne me reste-t-il aucun talent, qui de mille manières m’amuse et me soutienne ? Toute la force qui s’agitait autrefois dans mon sein est-elle évanouie ? Suis-je anéanti, complètement anéanti ? Non, tout est là… et je ne suis rien !… Je me sens ravi à moi-même ; elle m’est ravie !

Antonio.

Et, quand tu sembles te perdre tout entier, compare-toi à d’autres : reconnais ce que tu es !

Le Tasse.

Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage, en me comparant à lui ? Non, tout est perdu… Une seule chose me reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé encore par-dessus tout… elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et, tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre. (Antonio s’approche de lui et le prend par la main.) Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête : mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit et se balance et s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau ; les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reconnais plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé, le navire craque de toutes parts ; le plancher éclate et s’ouvre sous mes pieds ! Je te saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer.