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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome IX.djvu/146

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J’ai vu dans l’église des Ermites des tableaux de Mantegna, un des anciens peintres, devant lequel je suis saisi d’étonnement. Quelle réalité vive et sûre dans ces tableaux! Cette réalité vraie et non pas apparente, jouant l’effet, ne parlant qu’à l’imagination, mais vigoureuse, pure, claire, développée, consciencieuse, délicate, précise, qui avait en même temps quelque chose d’austère, de soigné, de laborieux, a été le point de départ des peintres qui suivirent, comme je l’ai remarqué dans les tableaux du Titien, et c’est ainsi que la vivacité de leur génie, l’énergie de leur nature, éclairée par l’esprit de leurs devanciers, soutenue par leur force, a pu grandir de plus en plus, s’élever au-dessus de la terre et produire des figures divines mais vraies. C’est ainsi que l’art s’est développé après les temps de barbarie.

La salle d’audience de l’hôtel de ville, qui mérite bien l’augmentatif il salone, est si vaste qu’on ne peut se la représenter, pas même se la rappeler, en eût-on le plus récent souvenir. Trois cents pieds de long, cent pieds de large, et cent pieds de haut jusqu’à la voûte qui la couvre dans toute sa longueur. Ces hommes sont tellement accoutumés à vivre en plein air, que les architectes ont imaginé de voûter une place de marché. Et il n’est pas douteux que l’énorme espace voûté ne produise une sensation toute particulière. C’est un infini fermé, plus en harmonie avec l’homme que le ciel étoilé : celui-ci nous ravit hors de nous-mêmes, celui-là nous y ramène doucement.

C’est pourquoi je m’arrête aussi volontiers dans l’église de Sainte-Justine. Elle est longue de quatre cent quatre-vingt-cinq pieds, haute et large à proportion, grandement et simplement bâtie. Ce soir, je m’y suis placé dans un coin, livré à une méditation tranquille. Je me sentais dans une solitude parfaite; car personne au monde, qui eût pensé à moi dans ce moment, ne m’aurait cherché là.

Et maintenant je plie bagage; demain matin je naviguerai sur la Brenta. Il a plu aujourd’hui, mais le temps s’est éclairci : j’espère voir par un beau jour les lagunes et la reine fiancée à l'Adriatique. C’est de son sein que je saluerai mes amis.