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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome IX.djvu/37

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mon plaisir, mon goût, ne pouvaient jusqu’à ce jour avoir pour objet que les œuvres d’art dont les modèles naturels m’étaient connus et que je pouvais comparer avec mon expérience. Les paysages, avec ce qui les décore et les anime, les fleurs et les fruits, les églises gothiques, un portrait d’après nature : voilà ce que je pouvais reconnaître, sentir et juger peut-être jusqu’à un certain point. L’excellent M. s’amusait de mes idées, et se riait de moi, sans qu’il me fût possible de le prendre en mauvaise part : il m’est trop supérieur en ces choses et j’aime bien mieux des railleries qui m’instruisent que des éloges infructueux. Il avait remarqué ce qui me frappait d’abord, et ne me cacha point, quand nous eûmes fait quelque connaissance, qu’il y avait peut-être dans les choses qui me charmaient bien des mérites encore que le temps seul me découvrirait. Je veux bien le croire, et je dois, quelques détours que prenne ma plume, en venir au fait que je te confie mais non sans quelque répugnance. Je te vois, dans ta chambre, dans ton pavillon, où, en fumant une pipe, tu ouvriras et liras cette lettre. Tes pensées peuvent-elles me suivre dans le monde libre et divers ? Ton imagination verra-t-elle assez clairement les rapports et les circonstances ? Auras-tu toujours pour ton ami absent la même indulgence que je t’ai souvent trouvée quand l’étais avec toi !

Quand mon artiste me connut mieux, quand il me jugea digne de voir successivement de meilleurs ouvrages, il apportai non sans mystère, une caisse, qu’il ouvrit, et qui offrit à mes yeux une Danaé, de grandeur naturelle, recevant dans son sein la pluie d’or. J’admirai la beauté des formes, la grâce de la pose et de l’attitude, l’exquise délicatesse et l’idéal, dans l’objet le plus sensuel : et cependant il me laissa dans la contemplation. Il n’excita point chez moi le ravissement, la joie, enfin un inexprimable plaisir. Mon ami, qui ne tarissait pas sur les mérites de ce tableau, ne fit, dans son extase, nulle attention à ma froideur, et se plaisait à me signaler dans cet ouvrage excellent les avantages de l’école italienne. La vue de cette peinture ne m’avait pas rendu content, mais inquiet. « Eh quoi ! me disais-je à moi-même, dans quelle singulière situation ne sommes-nous pas, nous autres, emprisonnés dans la vie bourgeoise ! Une roche moussue, une cascade, tient mon regard si longtemps