Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome IX.djvu/379

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notre voyage de Sicile m’apparut sous un jour assez triste. Nous n’avions proprement rien vu que les vains efforts des hommes pour se défendre contre les violences de la nature, contre la sournoise malice du temps et contre la fureur de leurs propres hostilités. Les Carthaginois, les Grecs et les Romains, et bien d’autres populations après eux, avaient bâti et ravagé ; Sélinonte avait été méthodiquement saccagée ; deux mille ans n’avaient pas suffi à renverser les temples d’Agrigente, mais quelques heures, ou même quelques moments, à détruire Gatane et Messine. Ces réflexions, qui sentaient vraiment le mal de mer, sont bien dignes d’un homme ballotté sur le flot de la vie : je ne les ai pas laissées s’emparer de moi.

En mer, mardi 15 mai 1787.

C’est en vain que j’espérais arriver cette fois à Naples plus promptement, ou me voir plus tôt délivré du mal de mer. Encouragé par Kniep, j’ai essayé plusieurs fois de me promener sur le pont, mais la jouissance d’un spectacle si divers et si beau m’a été refusée. Quelques incidents m’ont fait seuls oublier mon vertige. Tout le ciel était enveloppé d’une vapeur blanchâtre, à travers laquelle le soleil, sans qu’on pût en distinguer l’image, éclairait la mer, colorée du plus bel azur. Une troupe de dauphins accompagnait le navire. Nageant et sautant, ils demeuraient toujours à la même distance. Je suppose que, de loin et du fond de la mer, ils avaient pris pour une proie l’édifice flottant, qui leur paraissait comme un point noir. Quoi qu’il en soit, les matelots ne les traitaient pas comme une escorle, mais comme des ennemis. Un d’eux a été atteint d’un coup de harpon, sans qu’on ait pu l’amener.

Le vent était toujours défavorable, et notre navire, courant des bordées, ne pouvait que ruser avec lui. L’impatience s’accrut, lorsque certains voyageurs expérimentés assurèrent que ni le capitaine ni le pilote ne savaient leur métier ; l’un n’était qu’un marchand, l’autre qu’un matelot ; ils n’étaient pas en état de répondre pour tant de vies et tant de biens. Je priai ces braves gens de tenir leurs inquiétudes secrètes. Les passagers étaient nombreux ; il y avait des femmes et des enfants de tout âge ; car on s’était entassé sur le navire français, ne considé-