Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/226

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je vis, au bout d’une heure, que j’avais fait un dessin bien composé, très-intéressant, sans avoir mis du mien la moindre chose. Gela me confirma dans la résolution de m’en tenir désormais uniquement à la nature. Elle seule est d’une richesse infinie ; elle seule forme le grand artiste. On peut dire beaucoup de choses à l’avantage des règles, à peu près ce qu’on peut dire à la louange de la société civile. Un homme qui se forme d’après les règles ne produira jamais rien d’absurde et de mauvais, comme celui qui se modèle sur les lois et la bienséance ne peut jamais devenir un voisin insupportable, jamais un insigne scélérat ; mais aussi, quoi qu’on en dise, toute règle étouffera le vrai sentiment et la vraie expression de la nature. « C’est trop fort, diras-tu ; la règle ne fait que nous renfermer dans de justes bornes ; elle émonde les rameaux luxuriants….» Mon arni, faut-il te faire une comparaison ? Il en est de cela comme de l’amour. Un jeune homme s’attache absolument à une femme ; il passe auprès d’elle toutes ses journées ; il prodigue toutes ses forces, tout son bien, pour lui prouver, à chaque moment, qu’il se donne à elle sans réserve. Vienne alors un bourgeois, un homme en place, qui lui dise : « Mon joli monsieur, aimer est de l’homme, mais il vous faut aimer en homme. Partagez vos heures ; consacrez-en une partie au travail, une autre au délassement, à votre maîtresse ; faites le compte de votre bien, et, quand vous aurez mis à part le nécessaire, je ne vous défends pas de faire, du surplus, un présent à votre amie, mais pas trop souvent ; à sa fête, par exemple, et à son jour de naissance…. » Si notre amoureux l’écoute, il devient un jeune homme utile, et je conseillerai même au prince de lui donner de l’emploi ; mais c’en est fait de son amour, comme de son art, s’il est artiste. 0 mes amis, pourquoi le torrent du génie déborde-t-il si rarement ? d’où vient que si rarement il bouillonne à grands flots et fait frémir vos âmes étonnées ?… Chers amis, c’est que sur les deux rives habitent des bourgeois tranquilles, dont les jolis pavillons, les planches de tulipes et les carrés d’herbages seraient ravagés, et qui savent, par conséquent, avec des digues et des saignées, prévenir à propos le danger qui les menace.