Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome V.djvu/263

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êtres. Tout est peuplé de mille formes diverses, et les hommes se blottissent ensemble dans des maisonnettes, et se nichent, et, dans leur pensée, ils régnent sur le vaste univers. Pauvre fou, qui juges tout si chétif, parce que tu es si petit !… Depuis la montagne inaccessible, par-dessus le désert, que nul pied n’a foulé, jusqu’à l’extrémité des océans inconnus, souffle l’esprit de l’éternel Créateur, et il prend plaisir à tous les grains de poussière qui le comprennent et qui vivent…. Ah ! que de fois alors je désirai, avec les ailes de la grue qui passait sur ma tête, m’envoler aux rivages de la mer immense, pour boire, à la coupe éeumante de l’infini, ces ravissantes délices, et sentir, ne fût-ce qu’un moment, dans l’espace étroit de mon sein, une goutte de la félicité de l’Être qui engendre toutes choses en lui et par lui.

Frère, le souvenir de ces heures suffit pour me fortifier. Même, les efforts que je fais pour rappeler ces sentiments ineffables, pour les exprimer encore, élèvent mon âme au-dessus d’ellemême, et me font ensuite sentir doublement l’angoisse de ma situation présente.

Il semble qu’on ait tiré devant mon âme un rideau, et la scène immense de la vie n’est plus devant moi que l’abîme de la tombe éternellement ouverte. Peux-tu dire : « Cela existe ! * quand tout passe, quand tout se précipite avec la rapidité de la foudre, et conserve -si rarement toute la force de son être, et se voit, hélas ! entraîné, englouti dans le torrent, écrasé contre les rochers ï Pas un moment qui ne te dévore, et les tiens autour de toi ; pas un moment où tu ne sois un destructeur, où tu ne doives l’être ; la plus innocente promenade coûte la vie à des milliers de pauvres insectes ; un de tes pas ruine les laborieux édifices des fourmis, et enfonce tout un petit monde dans un injurieux tombeau. Ah ! ce qui me touche, ce ne sont pas les grandes et rares catastrophes du monde, ces inondations, ces tremblements de terre, qui engloutissent vos cités ; ce qui me ronge le cœur, c’est la force dévorante qui est cachée dans la nature entière, et n’a rien produit qui ne détruise son voisin et ne se détruise soimême. C’est ainsi que je poursuis avec angoisse ma course chancelante, environné du ciel et de la terre et de leurs forces actives ; je ne vois rien qu’un monstre qui dévore, qui rumine éternellement.