Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/199

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— Sans doute, et à d’autres préjugés encore. Nous ne voulons pas les extirper, de peur d’arracher en même temps de nobles plantes ; mais je suis toujours charmé, quand certaines personnes sentent qu’elles peuvent et qu’elles doivent s’affranchir du préjugé ; et je me rappelle avec plaisir l’histoire de ce poète ingénieux qui avait fait, pour un théâtre de cour, quelques pièces, dont le monarque avait été pleinement satisfait. « Je veux le récompenser dignement, dit le généreux prince. Qu’on lui demande si quelque bijou lui ferait plaisir, ou s’il ne rougirait pas d’accepter de l’argent. » Avec sa manière badine, le poète répondit au courtisan chargé du message : « Je suis vivement touché de cette gracieuse bienveillance, et, puisque l’empereur prend de notre argent tous les jours, je ne vois pas pourquoi je rougirais d’en recevoir de lui. »

À peine le baron eut-il quitté la chambre, que Wilhelm s’empressa de compter la somme qui lui arrivait d’une manière si soudaine et, à ce qu’il croyait, si peu méritée. Quand les belles pièces brillantes roulèrent de la jolie bourse, il parut comprendre, pour la première fois, et comme par pressentiment, la valeur et la dignité de l’or, dont nous ne sommes guère touchés que dans l’âge mûr. Il fit son compte, et trouva qu’avec les avances que Mélina avait promis de lui rembourser sur-le-champ, il avait autant et même plus d’argent en caisse que le jour où Philine lui avait fait demander le premier bouquet. Il jetait un coup d’œil de satisfaction secrète sur son talent, et de léger orgueil sur le bonheur qui l’avait conduit et accompagné jusqu’alors. Là-dessus il prit la plume avec confiance, pour écrire à ses parents une lettre, qui devait leur ôter, d’un seul coup, toute inquiétude, et leur présenter sa conduite sous le plus beau jour. Il évita une narration expresse, et donna seulement à deviner, sous des expressions mystérieuses et solennelles, ce qui lui était arrivé. La bonne situation de sa caisse, le gain qu’il devait à son talent, la bienveillance des grands, la faveur des femmes, la connaissance du grand monde, le développement de ses facultés physiques et intellectuelles, les espérances de l’avenir, formèrent un tableau chimérique si étrange, que la fée Morgane elle-même n’aurait pu en composer un plus merveilleux.