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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/250

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246 LES ANNEES D’APPRENTISSAGE

« J’admets, reprit-elle, votre explication du caractère d’Ophélie je ne veux pas méconnaître l’intention du poëte ; mais je plains cette jeune fille plus que je n’entre dans ses sentiments. Maintenant, permettez-moi une réflexion, que vous m’avez déjà souvent suggérée en peu de temps. J’admire chez vous le coup d’œil juste et profond avec lequel vous jugez la poésie, et surtout la poésie dramatique ; les plus secrets mystères de l’invention ne vous sont pas cachés, et vous saisissez les traits les plus délicats de l’exécution. Sans avoir jamais vu les objets dans la nature, vous.reconnaissez la vérité dans l’image ; on dirait que vous portez en vous uri pressentiment du monde entier, et qu’il s’éveille et se développe au contact de l’harmonie poétique. Car, en vérité, poursuivit-elle, vous ne recevez rien du dehors je n’ai vu, je crois, personne qui connaisse aussi peu, qui méconnaisse aussi complètement, les gens avec lesquels il vit. Permettez-moi de le dire quand on vous entend expliquer votre Shakspeare, on croit que vous arrivez du conseil des dieux, et que vous avez entendu comme on s’accorde la-haut pour former les hommes ; mais, quand vous êtes en commerce avec le monde, je vois en vous cet homme enfant, premier-né de la création, qui contemple, avec une singulière admiration et une bonté d’âme édifiante, les lions et les singes, les moutons et les éléphants, et qui leur adresse naïvement la parole comme à ses égaux, parce qu’ils vivent et se meuvent comme lui.

--Excellente amie, répondit Wilhelm, le sentiment secret de ma nature écolière m’est souvent a charge, et je vous serai trèsobligé si vous voulez bien m’aider à me faire du monde des idées plus claires. Dès mon enfance, les yeux de mon esprit ont plus regardé au dedans qu’au dehors, et il est très-naturel que j’aie appris, jusqu’à un certain point, à connaître l’homme, sans concevoir et comprendre le moins du monde les hommes. Assurément, dit Aurélie, j’ai soupçonné d’abord que vous vouliez vous moquer de nous, quand vous nous disiez tant de bien des gens que vous avez envoyés à mon frère, et que je comparais vos lettres avec les mérites des personnes. » L’observation d’Aurélie, si vraie qu’elle pùt être, et si volontiers que son ami s’avouât ce défaut, avait quelque chose de pénible et même de blessant, en sorte que Wilheim garda le siicn< c