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388 LES ANNÉES D’APPRENTISSAGE

plus grande, au moyen de ces masses que lui présente au hasard la nature, le modèle dont son génie a conçu la pensée. Tout ce qui est hors de nous, et, j’oserai dire, tout ce qui nous touche, ne sont que des éléments ; mais au fond de nous-mêmes réside cette force créatrice, qui est en état de produire ce qui doit être, et qui ne nous laisse ni repos ni trêve, que nous ne l’ayons représenté, de quelque manière, soit hors de nous soit en nous. Vous, ma chère nièce, vous avez peut-être choisi la meilleure part ; vous avez cherché à mettre en harmonie votre être moral, votre âme sérieuse et tendre, avec elle-même et avec le grand Être, tandis que nous autres nous pouvons ne point mériter le blâme, quand nous cherchons à connaître, dans toute son étendue, l’homme sensitif, et à donner une direction unique à ses forces actives."

Ces entretiens nous rapprochèrent peu à peu, et je demandai à mon oncle de me parler sans ménagement, comme il se parlait à lui-même.

« Ne croyez-pas, me dit-il, que je vous flatte, quand je loue votre manière de penser et d’agir. J’honore l’homme qui sait clairement ce qu’il veut, qui marche en avant sans relâche, connaît les moyens convenables à son but, et sait les saisir et les mettre en œuvre ; de savoir si son but est grand ou petit, s’il mérite le blâme ou la louange, c’est pour moi une question secondaire. Croyez-moi, ma nièce, la plus grande partie du mal, et de ce qui en porte le nom dans le monde, provient uniquement de ce que les hommes sont trop négligents pour étudier parfaitement leur but, et, lorsqu’ils le connaissent, pour y tendre par de sérieux efforts. Je les compare à des gens qui ont dessein de bâtir une tour, et qui n’emploient pas plus de temps et de matériaux pour asseoir les fondements, qu’on ne ferait tout au plus pour une cabane. Vous, ma chère amie, dont le premier besoin était de démêler parfaitement votre nature morale, si, au lieu de faire les grands et hardis sacrifices que vous avez faits, vous aviez dû vous accommoder aux exigences d’une famille, d’un fiancé, peut-être d’un époux, vous auriez été en perpétuelle contradiction avec vous-même, vous n’auriez pas joui d’un instant de bonheur.

Vous employez le mot de sacrifice, lui répondis-je, et j’ai