Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VI.djvu/82

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me conduire au terme de mes désirs, que me reste-t-il que de m’abandonner aux plus amères douleurs ?

«  O mon frère, poursuivit-il, je ne veux pas le nier, elle était, dans mes secrets desseins, l’anneau auquel est fixée une échelle de corde ; animé d’un espoir dangereux, le téméraire poursuit dans l’air sa course chancelante, l’anneau se rompt, et il succombe, il est brisé, aux pieds de l’asile où tendaient ses vœux. Pour moi aussi, plus de consolations, plus d’espérance !

«  Non, s’écria-t-il, en s’élançant de son siège, je ne laisserai pas subsister un seul de ces malheureux papiers. «

Il prit encore une couple de cahiers, les déchira et les jeta au feu. Werner essaya vainement de l’arrêter.

«  Laisse-moi faire ! lui dit Wilhelm. Qu’importent ces misérables feuilles ? Elles ne sont plus pour moi ni des échelons, ni des encouragements. Devront-elles subsister, pour me torturer jusqu’à la fin de ma vie ? Devront-elles peut-être servir un jour de risée au monde, au lieu d’éveiller la compassion et l’horreur ? Malheur à moi et à ma destinée ! Je comprends cette fois les plaintes des poètes, des malheureux, devenus sages par nécessité. Comme je me crus longtemps indestructible, invulnérable ! Hélas ! et je vois maintenant qu’une première, une profonde blessure ne peut se cicatriser ni se guérir ; je sens que je dois l’emporter dans le tombeau. Non, la douleur ne me quittera pas un seul jour de ma vie et finira par me tuer ; et son souvenir aussi, le souvenir de l’indigne…. je le garderai ; il doit vivre et mourir avec moi. Ah ! mon ami, s’il faut parler du fond de mon cœur, elle n’était pas tout à fait indigne ! Son état, sa position, l’ont mille fois excusée à mes yeux. Je fus trop cruel ; tu m’as inculqué impitoyablement ta froideur et ta barbarie ; tu t’es rendu maître de mes sens égarés, et tu m’as empêché de faire pour elle et pour moi ce que je devais à tous deux. Qui sait dans quelle situation je l’ai plongée ? Ma conscience, qui se réveille peu à peu, me fait songer enfin dans quel désespoir, dans quel dénûment, je l’ai abandonnée. Et n’avait-elle pas peut-être de quoi s’excuser ? Ne l’avait-elle pas ? Combien de méprises peuvent troubler le monde ! Combien de circonstances doivent faire pardonner la plus grande faute ! Souvent je me la représente assise dans la solitude, la tête appuyée