Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VII.djvu/494

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amers. S’il avait autrefois considéré son père comme son modèle, il l’enviait maintenant comme son rival : tout ce que l’un désirait, l’autre le possédait ; tout ce qui donnait à l’un tant de peine était facile à l’autre ; et il ne s’agissait point du nécessaire, mais des choses dont le père aurait pu se passer. Or le fils estimait que le père aurait dû s’imposer quelques privations pour le laisser jouir. Le père, de son côté, pensait tout autrement : il était de ces gens qui se permettent beaucoup et qui, par conséquent, sont conduits à refuser beaucoup à ceux qui sont sous leur dépendance. Il faisait à son fils une rente fixe, et il en exigeait un compte exact et régulier.

Il n’est rien qui rende la vue plus perçante que de la limiter : c’est pourquoi les femmes sont beaucoup plus clairvoyantes que les hommes ; et les subordonnés n’observent personne plus attentivement que celui qui commande sans donner lui-même l’exemple. Le fils devint attentif à toutes les actions de son père, surtout à celles qui concernaient les dépenses d’argent. Il prétait l’oreille plus curieusement, lorsqu’il entendait dire que le père avait perdu ou avait gagné au jeu ; il le jugeait avec plus de sévérité, lorsqu’il se permettait quelque fantaisie coûteuse.

« N’est-il pas étrange, se disait-il, que des parents s’accordent avec profusion des jouissances de tout genre, qu’ils usent à leur gré d’une fortune que le hasard leur a donnée, et qu’ils excluent leurs enfants de tout honnête plaisir, dans le temps même où la jeunesse en est le plus capable ? Et de quel droit le font-ils ? Et ce droit, comment y sont-ils parvenus ? Le hasard doit-il seul décider, et l’œuvre du hasard peut-elle devenir un droit ? Si mon grand-père vivait encore, lui qui traitait ses petits-fils comme ses enfants, les choses en iraient beaucoup mieux pour moi ; il ne me laisserait pas manquer du nécessaire. N’estce pas en effet le nécessaire, ce qu’exigent les relations auxquelles nous destinent notre naissance et notre éducation ? Mon grand-père ne me laisserait pas dans le dénûment, pas plus qu’il ne souffrirait la prodigalité de mon père. S’il avait vécu plus longtemps, s’il avait vu clairement que son petit-fils mérite aussi d’user de nos biens, peut-être aurait-il avancé par son testament l’époque de ma jouissance. J’ai même ouï dire que ce bon vieillard fut surpris par la mort, comme il se proposait