Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entretenir en nous la reconnaissance et même nous en faire un besoin.

Dans un essai biographique, on peut avec bienséance parler de soi. Je suis, par nature, aussi peu reconnaissant que personne, et, si j’oubliais le bien reçu, le vif sentiment d’une mésintelligence momentanée pourrait bien aisément me conduire à l’ingratitude. Pour m’en préserver, je me suis accoutumé de bonne heure à me rappeler avec plaisir, à l’occasion de tout ce que je possède, comment je l’ai acquis, de quelle personne je l’ai reçu, comme cadeau, échange, emplette, ou de quelque manière que ce soit. J’ai pris l’habitude, quand je montre mes collections, de mentionner les personnes par l’entremise desquelles j’ai obtenu chaque objet ; je fais valoir même l’occasion, le hasard, la cause et la coopération la plus éloignée, auxquels je dois les choses qui me sont précieuses et chères. Par là, ce qui nous environne prend de la vie ; nous le voyons dans un enchaînement intellectuel, gracieux, « génétique ; » et, en nous représentant des circonstances passées, nous donnons à l’existence actuelle de la dignité et de l’ampleur ; les auteurs des dons nous reviennent cent fois à la pensée ; nous rattachons à leur image un agréable souvenir ; nous nous rendons l’ingratitude impossible, et, dans l’occasion, la réciprocité facile et désirable ; nous sommes conduits en même temps à considérer ce qui n’est pas possession matérielle, et nous passons avec plaisir en revue l’origine et la date de nos biens d’un ordre plus élevé.

Avant d’en finir sur mes relations avec Herder, relations si importantes pour moi et de si grande conséquence, je dois ajouter encore quelques détails. Il était tout naturel que je devinsse avec lui toujours plus sobre de confidences sur ce qui avait jusqu’alors contribué à mon développement, particulièrement sur les objets qui m’occupaient encore sérieusement : il m’avait ôté le goût de bien des choses que j’avais aimées, et, en particulier, il avait condamné avec la plus grande sévérité le plaisir que j’avais pris aux métamorphoses d’Ovide. J’eus beau prendre mon favori sous ma protection, dire qu’il n’y avait rien de plus récréatif pour une jeune imagination, que de vivre dans ces riantes et magnifiques contrées avec les dieux