Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/409

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cette superstition. Mes lèvres, consacrées ou maudites, me semblaient avoir acquis une puissance nouvelle, et je n’avais pas éprouvé une médiocre satisfaction dans le sentiment de ma retenue, quand je me refusais d’innocents plaisirs, soit pour conserver ce magique privilège, soit pour ne pas nuire à l’innocence en le sacrifiant. Maintenant tout était perdu irrévocablement ; j’étais revenu à un état ordinaire ; je croyais avoir nui à la plus aimable créature, lui avoir fait un tort irréparable, et cette malédiction, au lieu de s’éloigner de moi, était tombée de mes lèvres sur mon cœur. Tout cela faisait bouillonner mon sang enflammé par l’amour et la passion, le vin et la danse ; cela troublait ma pensée, tourmentait mon cœur, et, surtout avec le contraste des plaisirs de la veille, je sentais un désespoir qui semblait sans bornes. Heureusement la lumière du jour brilla à travers une fente des volets, et, surmontant toutes les puissances de la nuit, le soleil levant me remit sur pied ; je fus bientôt en plein air et promptement apaisé, si non tout à fait remis.

La superstition, comme tant d’autres chimères, perd aisément de sa force, lorsque, au lieu de flatter notre vanité, elle la traverse, et veut faire passer à cette délicate personne une heure désagréable. Nous voyons alors très-bien que nous pouvons nous délivrer de la superstition aussitôt qu’il nous plaît ; nous y renonçons d’autant plus facilement, que tout ce que nous lui retranchons tourne à notre avantage. La vue de Frédérique, le sentiment de son amour, la gaieté de son entourage, tout me reprochait d’avoir pu, au milieu des plus heureux jours, héberger chez moi de si tristes oiseaux de nuit. Je croyais les avoir chassés pour jamais. Les manières toujours plus amicales et plus familières de l’aimable jeune fille me comblaient de joie, et je me trouvai bien heureux quand, cette fois, au moment de partir, elle me donna, comme aux autres amis et parents, un baiser devant tout le monde.

Je trouvai à la ville beaucoup d’affaires et de distractions, auxquelles je me dérobais souvent pour revenir à ma bien-aimée par une correspondance désormais régulière. Dans ses lettres, elle se montrait encore la même. Qu’elle racontât quelque nouvelle, ou qu’elle fît allusion à des événements connus, qu’elle