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Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/435

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tique négative, leur philosophie abstruse et pourtant insuffisante, en sorte que nous étions sur le point de nous abandonner, du moins par manière d’essai, à l’inculte nature, si une autre influence ne nous avait préparés depuis longtemps à des vues philosophiques et des jouissances intellectuelles plus élevées, plus libres, et non moins vraies que poétiques, et n’avait pas exercé sur nous une autorité, d’abord modérée et secrète, puis toujours plus énergique et plus manifeste.

J’ai à peine besoin de dire qu’il s’agit ici de Shakspeare, et, après cette déclaration, tous les développements sont inutiles. Shakspeare est admiré des Allemands plus que des autres peuples, plus peut-être que de ses compatriotes eux-mêmes. Il a trouvé chez nous en abondance la justice, l’équité et les ménagements que nous nous refusons les uns aux autres. Des hommes éminents se sont appliqués à présenter son génie sous le jour le plus favorable, et j’ai toujours souscrit volontiers à ce qu’on a dit en son honneur, à son avantage et même pour son apologie. J’ai déjà exposé l’influence que ce génie extraordinaire a exercée sur moi, et j’ai fait sur ses travaux quelques essais qui ont trouvé de l’approbation. Je puis donc me borner ici à cette déclaration générale, jusqu’à ce que je sois en mesure de communiquer à des amis qui veuillent m’entendre quelques réflexions que j’ai recueillies encore sur de si grands mérites et que j’avais envie d’insérer ici. Pour le moment, je me bornerai adiré comment je fis connaissance avec lui. Ce fut d’assez bonne heure à Leipzig, par les Beauties of Shakspeare de Dodd. Quoiqu’on puisse dire contre de pareils recueils, qui nous présentent les auteurs en lambeaux, ils produisent pourtant quelques bons effets. Nous ne sommes pas toujours assez préparés et assez intelligents pour nous approprier, selon son mérite, un ouvrage tout entier. Ne soulignons-nous pas dans un livre les endroits qui se rapportent à nous directement ? Les jeunes gens surtout qui manquent d’une culture approfondie, reçoivent des passages brillants une très-heureuse impulsion, et je me rappelle encore comme une des plus belles époques de ma vie, celle que ce livre marqua chez moi. Ces admirables particularités, ces grandes maximes, ces peintures saisissantes, ces traits humoristiques, tout m’intéressait en détail et puissamment.

Ensuite parut la version de Wieland. Elle fut dévorée, puis communiquée et recommandée aux amis et aux connaissances. Les Allemands ont eu l’avantage de posséder d’abord des traductions agréables et faciles de plusieurs ouvrages marquants des littératures étrangères. Shakspeare, traduit en prose, d’abord par Wieland, puis par Eschenbourg, a pu se répandre promptement, comme un livre généralement facile à entendre et à la portée de tous les lecteurs, et produire un grand effet. J’honore le rhythme comme la rime, sans eux il n’est pas de poésie ; mais ce qui exerce proprement une action essentielle et profonde, ce qui véritablement développe et cultive, c’est ce qui reste du poëte quand il est traduit en prose : alors subsiste, dans son entière pureté, le fonds, qu’un dehors éclatant sait souvent nous figurer lorsqu’il manque, et nous cache lorsqu’il existe. Je crois donc, pour la première éducation de la jeunesse, les traductions en prose préférables aux traductions en vers,