Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/48

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Mon grand-père, qui, en sa qualité d’échevin de Francfort, avait porté le dais du couronnement sur la tête de François Ier, et qui avait reçu de l’impératrice une chaîne d’or massive avec son portrait, était pour l’Autriche, avec une partie de ses gendres et de ses filles. Mon père, nommé conseiller impérial par Charles VII, et qui s’intéressait de cœur à la destinée de cet infortuné monarque, inclinait pour la Prusse avec le plus petit nombre des siens. Bientôt nos réunions du dimanche, qui avaient duré plusieurs années sans interruption, furent troublées ; les mésintelligences ordinaires entre personnes alliées trouvèrent cette fois une forme dans laquelle elles pouvaient s’exprimer. On disputa, on se brouilla, on se tut, on éclata. Le grand-père, qui était d’ailleurs d’humeur gaie, paisible et facile, devint impatient. Les femmes essayèrent en vain d’étouffer le feu, et, après quelques scènes désagréables, mon père se retira le premier de la société. Alors nous nous réjouîmes chez nous sans trouble des victoires de la Prusse, qui nous étaient d’ordinaire annoncées, avec des transports de joie, par cette tante si passionnée. Tout autre intérêt dut céder à célui-là, et nous passâmes le reste de l’année dans une agitation continuelle. L’occupation de Dresde, la modération que le roi montra d’abord, ses progrès lents mais sûrs, la victoire de Lowositz, les Saxons prisonniers, furent pour notre parti autant de triomphes. Tout ce qu’on pouvait dire à l’avantage des adversaires était nié ou rabaissé, et, comme les membres de la famille du parti opposé en faisaient autant, ils ne pouvaient plus se rencontrer dans les rues, sans qu’il éclatât des querelles, comme dans Roméo et Juliette. J’étais donc aussi pour la Prusse, ou, à parler plus exactement, pour Frédéric. En effet, que nous importait la Prusse ? C’était la personne du grand roi qui agissait sur tous les cœurs. Je me réjouissais avec mon père de nos succès ; je copiais très-volontiers les chants de victoire et peut-être avec plus de plaisir encore les chansons satiriques sur le parti contraire, toutes plates que les rimes pouvaient être.

Comme l’aîné des petits-fils et comme filleul, j’avais, dès mon plus jeune âge, dîné chez mes grands-parents chaque dimanche : c’étaient mes plus douces heures de toute la semaine. A présent je ne trouvais plus aucun morceau de mon goût, car