Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome VIII.djvu/651

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l’entendre parler confidentiellement de tel ou tel ; c’était même une chose redoutable de vivre auprès d’un homme qui voyait clairement les limiter dans lesquelles il avait plu à la nature de nous enfermer.

Tout homme croit pouvoir communiquer ce qu’il possède, et Lavater ne voulait pas se borner à faire usage pour lui-même de cette grande faculté ; il voulait la découvrir, l’éveiller chez les autres et même la transmettre à la foule. Toutes les interprétations fausses, méchantes et ténébreuses, les sottes plaisanteries et les basses railleries que cette doctrine étrange a provoquées, plus d’une personne s’en souvient encore, et l’excellent Lavater y fut pour quelque chose. En effet, quoique l’unité intérieure eût chez lui pour base une haute moralité, cependant, avec ses efforts multipliés, il ne put arriver à l’unité extérieure, parce qu’il était incapable de méditer en philosophe et de créer on artiste. Il n’était ni penseur ni poëte ; il n’était pas même orateur dans le sens propre du mot. Incapable de rien saisir méthodiquement, il s’emparait des détails avec fermeté et les plaçait hardiment les uns à côté des autres. Son grand ouvrage en est un exemple et un témoignage frappant. L’idée de l’homme moral et physique pouvait bien former un tout dans sa pensée ; mais, cette idée, il ne savait pas la produire au dehors, si ce n’est encore d’une manière pratique, dans le détail, comme il avait saisi le détail dans la vie.

Ce même ouvrage nous montre d’une manière affligeante comment un esprit pénétrant tâtonne dans l’expérience la plus commune, fait appel à tous les artistes vivants, bons ou mauvais, paye fort cher des dessins ou des gravures sans caractère, pour dire ensuite dans le livre que telles et telles estampes sont plus ou moins manquées, insignifiantes et inutiles. Sans doute il a aiguisé par là son jugement et le nôtre, mais il prouve aussi que son inclination l’a poussé à accumuler les expériences plus qu’à y chercher l’air et la lumière. C’est pourquoi il ne put jamais arriver aux résultats, que je lui demandais souvent avec instance. Ce qu’il présenta dans la suite comme tel à ses amis, d’une manière confidentielle, n’en était pas pour moi ; car cela se composait d’un ensemble de certaines lignes et de certains traits, même de verrues et de taches, auxquelles il avait vu associées certaines qualités morales et souvent immorales. Il se trouvait dans le nombre des observations effrayantes. Mais cela ne formait aucune suite, tout se trouvait confondu au hasard ; point de fil directeur, point de rapprochements. Il ne règne pas plus de méthode littéraire et de sentiment artiste dans ses autres écrits, qui ne présentent jamais qu’une exposition vive et passionnée de sa pensée et de sa volonté, et remplacent toujours ce qu’ils n’offrent pas dans l’ensemble par les détails les plus touchants et les plus spirituels.

Les réflexions suivantes, qui se rapportent au même sujet, ne seront pas ici déplacées. Personne n’accorde volontiers aux autres un avantage, aussi longtemps qu’il peut, en quelque mesure, le leur contester. Les avantages naturels de tout genre sont les moins contestables, et cependant l’usage ordinaire de l’époque n’accordait le génie qu’au poëte. Mais un autre monde parut surgir tout à coup : on demanda le génie au médecin, au général, à l’homme d’État, et bien tôt à quiconque songeait à se