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teur, son Daniel dans la fosse au lion, ses Reliquiæ sont le tableau fidèle de la situation dans laquelle il se trouvait, non pas, il est vrai, torturé, mais du moins gêné. Ils expriment tous l’impatience, dans un état aux relations duquel on ne peut se faire, et dont on ne saurait pourtant se délivrer. Avec cette manière de penser et de sentir, il dut souvent chercher des emplois nouveaux, et sa grande habileté ne le laissait pas en manquer. Il me reste de lui le souvenir d’un homme agréable, mobile, mais affectueux.

Déjà cependant le nom de Klopstock produisait de loin sur nous une grande impression. D’abord on s’étonna qu’un homme si éminent eût un nom si bizarre[1], mais on y fut bientôt accoutumé, et l’on ne songea plus à la signification de ces syllabes. Je n’avais trouvé jusqu’alors dans la bibliothèque de mon père que les poètes antérieurs, surtout ceux qui s’étaient élevés et illustrés peu à peu de son temps. Tous leurs vers étaient rimes, et mon père jugeait la rime indispensable aux œuvres poétiques. Canilz, Hagedorn, Drolling, Gellert, Creuz, Haller, étaient là rangés, élégamment reliés en veau. Auprès d’eux se trouvaient le Télémaque de Neukirch, la Jérusalem délivrée de Kopp et d’autres traductions. J’avais lu avec ardeur tous ces livres dès mon enfance, et j’en avais appris des morceaux, qu’on me demandait souvent de réciter pour l’amusement de la compagnie ; mais ce fut pour mon père une époque affligeante que celle où les vers de la Messiade, qui ne lui semblaient pas des vers, devinrent l’objet de l’admiration publique. Il s’était bien gardé de se procurer cet ouvrage, mais notre ami, le conseiller Schneider, le fit entrer en contrebande, et le glissa dans les mains de la mère et des enfants.

La Messiade avait produit, dès son apparition, une impression profonde sur cet homme livré aux affaires et qui lisait peu. Ces sentiments pieux, dont l’expression est si naturelle et si noble tout à la fois, ce langage enchanteur, lors même qu’on ne voulait y voir qu’une prose harmonieuse, avaient tellement captivé cet esprit, d’ailleurs froid, qu’il regardait les dix premiers chants (car c’est proprement de ceux-là qu’il s’agit) comme le

  1. Stock, bâton ; Klopfen, frapper.