Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/156

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mirent un soir Iphigénie dans les mains et m’en demandèrent la lecture. Mais cette poésie ne m’allait pas du tout ; je me sentais étranger à ces tendres sentiments. Même dans la bouche d’autrui, ces accents m’étaient importuns. Cependant la pièce fut bientôt lue, et, comme si l’on avait voulu, pour m’éprouver, redoubler la torture, on apporta Œdipe à Colone, dont la sainteté sublime parut tout à fait insupportable à mon esprit tourné vers l’art, la nature et le monde, et endurci par une affreuse campagne. Je ne pus en écouter cent vers. Mes amis se résignèrent à me voir d’autres sentiments. Après tout, les sujets de conversation ne manquaient pas.

On revint avec plaisir sur plusieurs points de détail de l’ancienne littérature allemande : toutefois la conversation ne fut jamais très liée et très-approfondie, parce qu’on voulait éviter ce qui manifestait l’opposition des sentiments. Pour faire ici une observation générale, je dirai que depuis vingt ans on était dans une époque vraiment remarquable. Des hommes supérieurs s’étaient rencontrés, qui s’unissaient ensemble par un côté, quoiqu’ils fussent très-différents par l’autre. Chacun apportait dans la société une haute idée de lui-même, et l’on savait se plier aux égards et aux ménagements mutuels.

Le talent consolidait sa possession acquise d’une estime universelle ; on savait se maintenir et s’avancer par des coteries ; les avantages qu’on obtenait n’étaient plus maintenus par des voix isolées, mais par une majorité bien d’accord. Qu’il dût régner là une sorte de dessein prémédité, cela était dans la nature de la chose. Aussi bien que les gens du monde, ces hommes savaient mettre dans leurs relations un certain art ; on se pardonnait ses originalités ; une susceptibilité faisait équilibre à l’autre, et les mésintelligences restaient longtemps secrètes.

Au milieu d’un monde pareil, j’étais dans une position singulière: mon talent me donnait une place honorable dans la société, mais ma passion ardente pour ce que je reconnaissais comme naturel et vrai se permettait de choquantes impertinences contre tout ce qui avait l’air d’une fausse tendance ; aussi <ne brouillais-je parfois avec les membres de cette coterie, puis venait une réconciliation entière ou une demi-réconciliation,