Page:Goethe - Œuvres, trad. Porchat, tome X.djvu/92

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avaient à grand’peine traîné jusque-là ma légère calèche et ils souffraient en silence, pour leurs chevaux plus que pour eux ; maisil élait aussi impossible de leur porter secours qu’à nous tous.

Comme c’était pour moi qu’ils avaient enduré toutes ces souffrances, je me sentais ému de compassion, et je voulus partager avec eux loyalement le pain de munition que j’avais acheté des hussards. Mais ils le refusèrent, assurant qu’ils ne pouvaient pas manger cela, et, comme je leur demandai ce qu’ils mangeaient donc à l’ordinaire, ils me répondirent: « De bon pain, de bonne soupe, de bonne viande, de bonne bière. » Or, tout étant bon chez eux et tout mauvais chez nous ; je leur pardonnai volontiers de s’être échappés bientôt après en abandonnant leurs chevaux. Ils avaient d’ailleurs enduré bien des maux, mais, si je ne me trompe, le pain de munition que je leur avais offert, fut un effroyable fantôme qui les poussa à ce pas décisif. Pain blanc, pain noir, est le véritable schibboleth, le cri de guerre, entre les Allemands et les Français.

Je ne dois pas négliger de faire ici une observation. Nous étions arrivés par le plus mauvais temps dans un pays qui n’est pas favorisé de la nature, mais qui nourrit pourtant sa population clair-semée, laborieuse, amie de l’ordre et contente de peu. Des contréesplus riches et plus illustres peuvent dédaigner celle-ci ; pour moi, je n’y ai trouvé ni vermine ni pouillis. Les maisons sont construites en maçonnerie et couvertes en tuiles, et partout règne une assez grande activité. D’ailleurs le mauvais territoire est large tout au plus de quatre à six lieues, et, près de l’Argonne, comme vers Reims et Châlons, la situation est déjà plus favorable. Des enfants, qu’on avait surpris dans le premier village venu, parlaient avec satisfaction de leur nourriture, et il me suffisait de me rappeler la cave de SommeTourbe et le pain blanc qui était arrivé de Châlons tout frais dans nos mains, pour être persuadé qu’en temps de paix la vermine et la faim n’ont pas précisément élu domicile dans ee pays.

25 septembre 1792.

On pouvait prévoir que pendant l’armistice les Français agiraient de leur côté, et c’est ce qui arriva. Ils cherchèrent à ré-